Deux îles des Philippines à l’avant-poste des changements climatiques

Les évacuations sont monnaie courante désormais, dit Ramona Bernardo, rencontrée avec son amie Zenaida Tablan sur une fine bande de terre de Salambao.
Photo: Fabien Deglise Le Devoir Les évacuations sont monnaie courante désormais, dit Ramona Bernardo, rencontrée avec son amie Zenaida Tablan sur une fine bande de terre de Salambao.

Sous la banca, pirogue des Philippines, l’eau de la rivière Pinagkabalian frappe depuis plusieurs minutes la coque, alors que l’embarcation est lancée à vive allure dans ce canal étroit, en direction des îles de Salambao et de Binuangan, plus loin au large, dans la baie de Manille.

À bord, Fabian Santo Tomas, chef de l’équipe de sauvetage en mer de la municipalité d’Obando, scrute avec attention les maisons de pêcheurs à fleur d’eau qui défilent de chaque côté, toutes montées sur pilotis de bambou et structure de bois avec, parfois, une timide assise sur une minuscule ligne de terre.

« Ces maisons-là, lance-t-il en pointant l’une d’elles, en train de s’affaisser, sont les premières que l’on vient évacuer quand un typhon passe. Ça va commencer en juin ou en juillet cette année. » Les Philippines en voient passer en moyenne une vingtaine par année sur leur territoire. Le premier gros, baptisé Betty, a arrosé le nord du pays le 30 mai dernier. « La saison dure plusieurs mois. On espère que cette année, elle va être moins mauvaise que l’an dernier. »

Au loin, un soleil levant annonce le commencement d’une journée calme dans ce coin marin et modeste des Philippines, une image qui tranche forcément avec le nuage bien sombre qui s’avance sur ces deux îles, placées depuis quelques années sur la ligne de front des changements climatiques. Et ce, dans un pays mis l’an dernier au premier rang de ceux les plus exposés au monde aux catastrophes naturelles, selon l’indice de risque mondial 2022 (World Risk Index 2022). Devant l’Inde, l’Indonésie, la Colombie, le Mexique…

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

« Les Philippines sont hautement vulnérables face aux dérèglements du climat, résume en entrevue Rodel Lasco, pionnier de la recherche en environnement dans ce pays et directeur du Centre Oscar M. Lopez pour l’adaptation au changement climatique, mais les communautés de Salambao et de Binuangan semblent faire l’expérience avant tout le monde de ce qui pourrait attendre le reste du pays dans un futur proche. »

Avec son cheptel de maisons donnant l’impression d’être posées sur l’eau, ce quartier de la banlieue nord éloignée de Manille a pendant des années eu le charme rustique des villages de pêcheurs, vivant à part du reste de la grande ville grouillante.

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Fabian Santo Tomas, chef de l’équipe de sauvetage en mer de la municipalité d’Obando, voit venir avec inquiétude la prochaine saison des typhons.

« Nous avons déjà été une des très belles régions de la baie de Manille », laisse tomber Mercy Dolorito, cheffe de la communauté de Salambao — ici, on l’appelle « capitaine » —, tout en faisant défiler une série de photos d’époque rassemblées dans trois petits albums aux couleurs défraîchies que son mari est allé chercher dans la maison. « Regardez, il y avait des arbres ici, des marais salants aussi, dans lesquels les gens travaillaient. Le sel, c’était aussi notre fierté. »

Un typhon d’envergure, dans les années 1990, est venu recouvrir définitivement les bassins réservés à la collecte du précieux minéral, qui étaient posés sur des terres déjà en train de s’affaisser en raison du pompage des eaux souterraines. Du bâtiment où l’entreposage du sel se faisait, il ne reste désormais que trois murs formant une épave au large de la fine bande de terre sur laquelle la communauté se réduit année après année à sa plus simple expression.

« Nous avons déjà été une terre fantastique, dit Mme Dolorito. Mais désormais, ce n’est plus le cas. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Depuis Salambao, Mercy Dolorito, cheffe de la communauté, se demande si le progrès que le gouvernement promet de bâtir sur les terres remblayées va profiter aux riches ou au membre de sa communauté.

À l’avant-poste du pire

Selon les récentes données satellitaires du ministère de la Science et des Technologies des Philippines, le sol argileux de la région de Salambao et de Binuangan, en se comprimant sous l’effet de l’extraction de l’eau souterraine, a déjà amorcé son naufrage, ayant coulé de 4 à 6 cm depuis 2003. Un scénario qui fait de ce territoire l’avant-poste montrant ce que le reste du pays s’apprêterait à vivre…

« La majorité des îles qui composent les Philippines, tout comme la grande région de Manille, sont menacées par la montée des eaux, une des conséquences des changements climatiques », résume depuis ses bureaux de la capitale Angelo Kairos Dela Cruz, directeur de l’Institut pour le climat et les villes durables. Cette montée est évaluée entre 5,7 et 7 mm par an depuis le début du siècle, et fait ainsi grimper le risque d’immersion de plusieurs communautés côtières dans une perspective aussi rapprochée que 10, 15 ou 20 ans.

« L’impact du réchauffement climatique est quatre fois plus rapide ici qu’ailleurs dans le monde, puisque 60 % de nos villes sont sur la côte et reposent sur des terres qui ont été compressées par le pompage des eaux souterraines , poursuit-il. Notre géographie nous place aussi sur la route de typhons dont l’intensité augmente, sans compter que notre développement urbain, pas toujours adapté à cette nouvelle réalité climatique, amplifie toutes ces menaces. »

Un sous-développement, pourrait-on dire plutôt sur les îles de Salambao et de Binuangan, où la simplicité des lieux tout comme celle des constructions exposent désormais une fragilité évidente que les habitants n’ont plus d’autre possibilité que de regarder en face.

« Le pire, c’est lorsque les fortes pluies d’un typhon arrivent en même temps qu’une marée haute », résume Ramona Bernardo, debout sur un minuscule trottoir de béton de Salambao bordé de part et d’autre par les eaux de la baie. La femme de 62 ans était là avec son amie Zenaida Tablan, 68 ans, pour assister à un défilé de bateaux organisé dans le cadre de la fiesta religieuse d’un dimanche de mai. « L’eau monte à des niveaux que nous n’avons jamais vus avant, elle recouvre les rues, entre dans les maisons… Et puis maintenant, ils nous font évacuer régulièrement, sur la côte, quand il y a des tempêtes. Ça n’arrivait jamais avant ! »

« Cela devient de plus en plus préoccupant, laisse tomber Rodelio Manalaysay, un pêcheur du coin dans la soixantaine, assis sur un banc de bambou dans la rue principale et étroite de Binuangan. Beaucoup de jeunes quittent l’île pour aller étudier et ils ne reviennent plus ici. On nous dit qu’il va falloir un jour déménager. Mais pour aller où ? Ma vie, elle est ici. Je n’en ai pas une autre ailleurs. Et je n’ai pas d’argent non plus pour faire des travaux dans ma maison, pour la surélever. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Les jeunes partent pour étudier et ne reviennent pas, dit Rodelio Manalaysay assis sur un banc en compagnie de son ami d'enfance Federico Ansures.

« Les typhons deviennent de plus en plus difficiles à affronter, reconnaît Alejandro de la Cruz, pêcheur depuis 40 ans, rencontré sur l’île de Salambao dans une cabane de bois, de tôle et de bambou qui constitue sa résidence principale, où il vit avec sa femme, Lina, et son jeune fils, Apo. Mais c’est surtout l’avenir qui nous fait le plus peur, parce qu’on ne sait pas de quoi il va être fait. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Pêcheur depuis 40 ans sur l'île de Salamboa, Alejandro de la Cruz ne sait pas quel avenir la montée des eaux réserve à son jeune fils Apo.

Dans sa banca, Fabian Santo Tomas, un ex-marin sur les paquebots de croisière qui dit avoir visité Montréal à plusieurs reprises, reste concentré sur son inspection visuelle des résidences de la région, que la prochaine saison de typhons devrait une nouvelle fois mettre à l’épreuve.

« Vous voyez là-bas, c’est une digue qui a été construite pour réguler la montée des eaux durant les tempêtes, dit-il. Il y en a 11 désormais. C’est bien. Mais jusqu’à quand cela va fonctionner, au rythme où l’eau monte ? C’est difficile à prévoir. Et il se peut qu’un jour, cela ne fonctionne plus et que les gens d’ici doivent partir. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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