«J’ai passé trois ans en enfer»

Lyudmila Huseynova, une bénévole ukrainienne, a été arrêtée en 2019 dans la région de Donetsk.
Photo fournie par Luydmila Huseynova Lyudmila Huseynova, une bénévole ukrainienne, a été arrêtée en 2019 dans la région de Donetsk.

Elles sont nombreuses à croupir dans des centres de détention situés dans des territoires ukrainiens occupés par la Russie. Parfois sans pouvoir donner de nouvelles à leurs proches. Souvent en étant privées de lumière du jour et d’air frais. Et presque systématiquement en subissant des violences psychologiques, physiques ou sexuelles. Deux Ukrainiennes, une civile et une médecin militaire, ont accepté de livrer au Devoir leurs témoignages après avoir été libérées des geôles russes.

Trois ans et treize jours. C’est le temps que Lyudmila Huseynova, une bénévole qui apportait de l’aide humanitaire à des orphelins ukrainiens, a passé dans une prison russe. « Mais ça n’a pas d’importance trois jours, trois semaines ou trois ans parce que le traumatisme et les dégâts sont faits pour la vie », souffle la dame, qui avait été arrêtée en 2019 dans la région de Donetsk.

Les propos de Lyudmila sont glaçants et son témoignage, perturbant.

 

Avant l’invasion russe de 2014, la dame, aujourd’hui âgée de 61 ans, travaillait comme ingénieure en sécurité dans une ferme avicole, en plus d’être impliquée auprès des enfants dans sa localité de Novoazovsk.

Lorsque les troupes prorusses ont commencé l’occupation d’une partie du Donbass, elle a lancé, avec une amie, des collectes de dons pour venir en aide aux enfants de l’orphelinat de Primorske, situé sur la ligne de front.

« Je prenais les paquets et je passais la ligne de front pour distribuer les dons aux enfants », explique-t-elle. Ces dons comprenaient des vêtements chauds pour l’hiver, des chaussures, mais aussi des livres et du matériel pédagogique en ukrainien.

Lyudmila organisait également des collectes de fonds pour l’armée ukrainienne. Selon elle, « c’est pour ces raisons qu’ils ont décidé de m’arrêter ».

Le 9 octobre 2019, vers 8 h du matin, la dame se dirigeait vers son travail lorsqu’une voiture s’est arrêtée à côté d’elle. La région de Donetsk était alors sous occupation russe. « Des gens m’ont fait monter à bord. […] C’est à ce moment que ma liberté a disparu. »

« J’ai passé trois ans en enfer »

Lyudmila a alors été conduite à la prison d’Izolyatsia, à Donetsk, dont la réputation en matière de torture n’était déjà plus à faire. Battue et agressée sexuellement, elle a été gardée captive dans des conditions inhumaines, raconte-t-elle.

« Je n’avais pas accès à un avocat ou à un téléphone pour contacter mes proches. » De 10 h à 18 h, il lui était interdit de s’asseoir ou de se coucher. Puis, de 22 h à 6 h, elle devait impérativement être couchée, sans bouger ni faire de bruit.

« On ne voyait pas à l’extérieur, il y avait de la peinture sur les fenêtres. Il y avait une surveillance vidéo 24 heures sur 24. Les lumières étaient toujours ouvertes, on était continuellement privés de sommeil », témoigne-t-elle. Chaque fois que du bruit retentissait à l’extérieur, les prisonniers devaient se tenir debout face au mur. « Lorsqu’on sortait de notre cellule, ils mettaient un sac noir sur notre tête et nous battaient sur le dos ou le flanc si on était trop lents. »

Au deuxième étage du camp de détention se trouvent des baraques militaires. « Les soldats des soi-disant républiques populaires de Donetsk et de Louhansk partaient faire des opérations militaires et en rentrant, ils buvaient de l’alcool et faisaient du bruit. À tout moment, ils venaient chercher des prisonniers, hommes ou femmes, et les emmenaient à l’étage pour les battre et les violer. »

Alertée après un certain temps de l’enfer dans lequel Lyudmila se trouvait, sa famille a réussi, grâce aux services d’un avocat, à obtenir son transfert au centre de détention provisoire de Donetsk. Mais là aussi, les conditions étaient horribles, raconte-t-elle.

« J’étais dans une cellule avec une vingtaine de femmes, pour la plupart des soldates des soi-disant républiques populaires de Donetsk et de Louhansk accusées de trafic de drogue, de trafic d’armes ou de meurtre, relate-t-elle. On devait dormir dans le même lit. »

« J’ai passé trois ans en enfer », marque Lyudmila, qui indique que les autorités russes l’ont accusée d’espionnage et d’extrémisme.

Une liberté impossible

 

Un jour, la sexagénaire a eu 20 minutes pour rassembler ses affaires. Dans la cour de la prison, ses yeux ont été bandés et ses mains attachées. Avec d’autres prisonnières, elle a été conduite en voiture vers un autre édifice, puis placée dans un sous-sol, sans eau ni nourriture. « Lorsqu’une femme a demandé aux soldats ce qui se passait, ils ont répondu qu’ils allaient nous tirer dessus et nous tuer. »

Le groupe de prisonnières a ensuite été conduit en Russie jusqu’au tarmac d’un aéroport militaire puis transféré en Crimée, sous occupation russe depuis 2014. Là, Lyudmila est montée à bord d’un autobus qui a pris la direction de la frontière ukrainienne. Et elle a pu retirer le bandeau placé sur ses yeux.

« J’ai vu un homme avec un drapeau blanc à environ 100 mètres devant moi, se rappelle-t-elle. J’ai marché jusqu’à lui. » Le 17 octobre 2022, avec 107 autres femmes ukrainiennes, Lyudmila a ainsi pu recouvrer sa liberté.

Aujourd’hui, pour tenter de panser ses plaies et aider ses compatriotes, elle s’implique auprès de l’organisme Sema Ukraina, qui vient en aide aux femmes ayant vécu des violences fondées sur le genre sous l’occupation russe.

« On s’entraide, on partage de l’information sur l’aide psychologique et médicale qu’on peut recevoir », explique-t-elle. L’ONG réclame aussi que les auteurs de violences sexuelles soient traduits en justice et que les violences sexuelles soient reconnues comme un crime de guerre « mené par la Russie contre les femmes et les hommes ukrainiens ».

Toutes mes pensées vont à ces femmes qui sont encore en captivité. Je ne peux pas jouir de la liberté en sachant qu’elles souffrent tous les jours.

Le chemin vers la guérison sera toutefois long pour Lyudmila. « C’est impossible de retrouver une vie normale, tranche-t-elle. Toutes mes pensées vont à ces femmes qui sont encore en captivité. Je ne peux pas jouir de la liberté en sachant qu’elles souffrent tous les jours. »

Une liberté qui la dévore de l’intérieur. « Quand je ne me sens pas bien, je peux me reposer, me promener, aller chez le médecin ou prendre une pilule pour m’aider. Mais je me souviens constamment que des femmes sont dans l’horreur des salles de torture. » Des femmes qui ne voient pas le soleil, ne respirent pas d’air frais et n’entendent pas les voix de leurs proches. Mais qui s’accrochent au rêve de faire partie un jour d’un échange de prisonniers.



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