«Ru» au TIFF, ou le ravissement de Kim Thúy

La comédienne Chloé Djandji et l’autrice Kim Thúy, à la première du film mercredi soir
Ariane Laget/Immina Films La comédienne Chloé Djandji et l’autrice Kim Thúy, à la première du film mercredi soir

Mercredi soir se tenait au Festival international du film de Toronto (TIFF) la première mondiale de Ru, réalisé par Charles-Olivier Michaud, d’après le best-seller autobiographique de Kim Thúy. Dans la salle comble du magnifique Royal Alexandra Theatre, une ovation aussi spontanée que soutenue a accueilli l’arrivée du générique de fin. Les gens ont littéralement bondi de leurs sièges, plusieurs affichant oeil mouillé et sourire content. Le lendemain, c’est une Kim Thúy encore électrisée par cette réaction du public que l’on rencontre. Fait intéressant, sa propre réaction au film fut également physique, mais fort différente, comme le confie l’autrice.

« Quand j’ai vu la copie zéro, la version finale du film, j’ai fait une crise de narcolepsie », lance Kim Thúy lors d’un tête-à-tête sur l’un des canapés du tout nouveau café-bar Varda, situé au troisième étage du complexe TIFF Bell Lightbox.

« Ça devait faire 20 ans que je n’avais pas eu un tel épisode. Je suis tombée endormie, mais pas un sommeil normal : un sommeil lourd, qui t’écrase. Chaque fois que j’essayais de me réveiller, je voyais un bout de scène, et je retombais. J’avais pourtant vu les rushes et différents montages préliminaires… C’est comme si, devant le film, devant les images, mon corps avait fait un shutdown. »

Un mécanisme de défense ? « Je dis toujours que je n’ai pas de trauma, que c’est derrière moi, que c’est réglé… Mais, clairement, mon corps a réagi. »

La puissance d’évocation du cinéma, sans doute.

Pour qui n’aurait toujours pas lu le bien-aimé récit lauréat du Prix du Gouverneur général, on y suit la jeune Tinh, l’alter ego de l’autrice, et sa famille. Après avoir fui par la mer le Vietnam communiste en 1975 dans des conditions atroces, le clan, arrivé au Québec au sein d’un vaste mouvement migratoire, est accueilli à bras ouverts par la population de Granby.

Même si tout se passe bien sur place, Tinh continue d’être hantée par le périple et par les événements survenus juste avant.

« Il m’a fallu des années avant de pouvoir raconter cette histoire. Je ne crois pas avoir le talent naturel pour écrire : tout ce que je raconte, je l’ai vu. Il n’y a rien d’imaginaire. »

À cela on opposera que le talent de Kim Thúy, bien réel, et immense, en l’occurrence, réside justement dans sa capacité à traduire en mots, en descriptions saisissantes, tout ce qu’enregistre son sens de l’observation assez inouï.

Savoir observer

 

À ce propos, dans une entrevue accordée au Devoir le même jour et qui paraîtra en amont de la sortie du film en novembre, Charles-Olivier Michaud explique avoir été fasciné par cette caractéristique précise. Selon lui, Kim Thúy possède un don. Lequel consiste à être à la fois au coeur d’une situation ou d’une conversation avec des gens et à distance, à un pas de recul mental.

« C’est drôle : c’est la première chose que mon chum m’a dite lorsqu’on s’est rencontrés », lance en riant la principale intéressée.

« Je ne savais pas que je faisais ça, mais c’est vrai, c’est absolument vrai. Je suis à l’intérieur et à l’extérieur : je capte énormément de détails, mais je suis très présente néanmoins. Mes cinq sens sont toujours activés. »

Ce phénomène invisible, intangible, devint une ligne directrice pour le cinéaste dans sa manière d’aborder et surtout de filmer la protagoniste. Ainsi Tinh est-elle souvent placée en plein centre de la composition, et le reste de l’univers s’agite alors autour d’elle. On la croque aussi volontiers en gros plan à l’extrémité du cadre, avec, derrière elle, le reste du monde, qu’elle contemple en retrait…

Photo: Immina films Le film «Ru» met en vedette Chloé Djandji, pour la première fois à l’écran, dans le rôle de la petite Tinh.

« Je n’ai pas l’impression que Chloé [Djandji, qui incarne Tinh] avait conscience de porter le film et que la caméra était à ce point sur son visage », note Kim Thúy, qui sut d’emblée que la jeune actrice non professionnelle était la candidate rêvée.

« Dès que j’ai vu la vidéo de son audition, j’ai dit : “C’est elle ! C’est elle ! C’est elle !” Elle l’avait, à la première seconde. J’étais hypnotisée. Je suis retournée mille fois à ces quelques minutes d’audition là. C’était presque trop beau pour être vrai. Comme un coup de foudre. »

La pulsion de se raconter

 

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’immigration et l’intégration agissent davantage comme une toile de fond. Le sujet principal, c’est réellement l’éveil de Tinh par rapport à qui elle a été, et par rapport à qui elle souhaite désormais être.

L’art, qui revêt ici la forme de la lecture et de l’écriture, agit comme un exutoire et comme un outil émancipateur. « Complètement », indique Kim Thúy.

D’ailleurs, lorsqu’on lui demande ce qui la poussa à écrire, l’autrice utilise la métaphore d’une porte qui s’ouvre. « J’ai eu envie d’écrire pour la première fois à 14 ans, quand j’ai lu L’amant, de Marguerite Duras, alors que je ne comprenais pas encore très bien le français. J’étais au Québec depuis cinq ans. Et Duras m’a donné la permission de voir le Vietnam autrement qu’en guerre. C’était aussi un Vietnam romantique et romancé. Nous, on était tellement imprégnés de cette guerre et du chaos de la transition de régime qu’on avait oublié ça. Duras a ouvert une porte en moi, et la lumière qui est entrée par là a un peu dissipé la noirceur de ce qu’on avait vécu. Mais, oui, le premier désir d’écriture, c’était Duras. »

Ce « désir d’écriture » se mua en un style personnel que Kim Thúy craignait peu propice à une adaptation cinématographique.

« Quand j’ai rencontré Charles-Olivier, j’étais obnubilée par l’idée de quête, parce qu’on m’avait dit que dans un film, il fallait que le personnage ait une quête. Mais tout de suite, Charles-Olivier a évacué ça. Il m’a dit : “Tu n’avais pas de quête : tu observais, tu apprenais, tu absorbais, et c’est tout.” »

Et c’était suffisant.

Incrédulité, pleurs et beauté

 

La vision du cinéaste plut à Kim Thúy, qui se sentit aussitôt en confiance. Une confiance qui l’aida lors de ses nombreux moments de doute. De fait, pendant longtemps, Kim Thúy ne crut pas que le film se ferait.

« Même pendant le tournage, je voyais Charles-Olivier filmer une scène dans le décor de l’appartement, ou dans le décor du camp… C’était fascinant, mais c’était disparate, comme un casse-tête pas encore assemblé, et je me demandais comment Charles-Olivier arriverait à tirer un film de tous ces morceaux-là. Mais il y est arrivé. Il y est tellement arrivé… »

J’ai pleuré d’un bout à l’autre. C’est si beau. J’avais dit à CharlesOlivier de ne pas s’accrocher à mon histoire ; d’aller aussi loin qu’il le pouvait et le voulait dans son art à lui, dans le cinéma.

De poursuivre l’autrice après un silence : « Avec Charles, on a connecté. Il m’a immédiatement comprise, de l’intérieur. Je vois le film, et c’est comme s’il était entré dans ma tête et avait regardé le monde à travers mes yeux d’alors. Mais avec sa part d’interprétation à lui, sa sensibilité à lui. Il a recombiné les morceaux. Sauf que c’est la même émotion que dans le livre, le même message. »

À cet égard, on aura compris que Kim Thúy parvint finalement à voir le film sans attaque de narcolepsie. Sa réaction à la seconde tentative ?

« J’ai pleuré d’un bout à l’autre. C’est si beau. J’avais dit à Charles-Olivier de ne pas s’accrocher à mon histoire ; d’aller aussi loin qu’il le pouvait et le voulait dans son art à lui, dans le cinéma. Et il l’a fait. »

Le film Ru prendra l’affiche le 24 novembre. François Lévesque est à Toronto grâce au soutien financier de Téléfilm Canada.

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