«Mademoiselle Kenopsia» : les beaux fantômes de Denis Côté

Une scène du film «Mademoiselle Kenopsia»
Vincent Biron Une scène du film «Mademoiselle Kenopsia»

On dirait un vaste hôpital désaffecté doté d’une chapelle. Au gré d’évocateurs plans fixes, on visite cet espace décati désormais habité uniquement par le bruit. Rumeur mécanique émanant de quelque appareillage hors champ, hurlement du vent… Mais voici que des pas se font entendre et qu’arrive dans le cadre une jeune femme. Elle est la mystérieuse gardienne des lieux — à moins qu’elle en soit la prisonnière ? — dans Mademoiselle Kenopsia, énigmatique quinzième long métrage de Denis Côté, présenté au Festival international du film de Toronto (TIFF) après avoir brillé à celui de Locarno. En exclusivité, le cinéaste a bien voulu nous en livrer certaines clés, mais pas toutes, ce dont on lui sait gré.

En effet, Mademoiselle Kenopsia est un film dont l’inhérente opacité est source de fascination plutôt que de frustration. Autrement dit, c’est du bonheur cinéphile en concentré (à peine 75 minutes).

« Je cherche encore les origines de ce film-là : ç’a été tellement vite », confie le réalisateur de Curling.

« Au départ, j’avais pensé tourner un film au cinéma L’Amour, de nuit, sans personne ; un truc dans la veine de Goodbye, Dragon Inn, de Tsai Ming-liang. Mais la rencontre avec le propriétaire a été très mauvaise. Je pense aussi qu’il y a des vestiges de pandémie dans le film : on venait de vivre deux ou trois ans traumatiques, à habiter toujours les mêmes espaces… »

Après un court silence, Denis Côté reprend : « Je suis par ailleurs certain que ma maladie, mon état de santé, m’a amené à ce projet-là. La pandémie se terminait, mais moi, je continuais dans la maladie… »

Il faut savoir que Denis Côté souffre d’insuffisance rénale, une maladie dégénérative, depuis treize ans. Quelques jours après notre entretien réalisé en amont du TIFF, il devait recevoir une greffe de rein. À ce propos, lorsqu’on mentionne l’adjectif « prolifique », qu’on lui accole volontiers, le cinéaste mentionne une « urgence de créer » qui n’est pas étrangère à la précarité de sa santé.

L’atmosphère du réel

Dans Mademoiselle Kenopsia, tout du long, la protagoniste parle de la notion de temps, alors même qu’on en vient à se demander si les visiteurs qu’elle croise de salle en pièce sont réels, imaginaires, ou surnaturels. Pour le compte, se pourrait-il que l’héroïne soit elle-même un fantôme ?

De manière allusive, oblique, le film lorgne du côté du fantastique, au détour de sons insolites et de projections lumineuses inexpliquées. Ce n’est en l’occurrence pas une première chez le cinéaste, qui grandit en regardant des films d’horreur, comme il se plaisait à le rappeler au temps de son ancienne vie de critique et de chroniqueur cinéma au défunt hebdomadaire ICI : en témoigne son recueil Cahier critique.

« Ça reste en moi, mais ça évolue. Je suis toujours en résistance : je ne veux pas tourner un film d’horreur straight de vrais zombies ou de vrais fantômes. Mais je continue de m’amuser avec ça, c’est sûr. »

Or, en la matière, la réalité se révéla plus étrange encore que la fiction, comme le dévoile le cinéaste.

 

« Un des lieux de tournage était l’ancien monastère des Soeurs adoratrices du Précieux-Sang, à Saint-Hyacinthe. En 2018, quand ç’a fermé, c’était à un cheveu de devenir une secte. Elles se levaient la nuit pour aller faire pénitence dans une pièce qui servait à ça. Au-dessus des portes, il y avait des gouttes de sang dessinées avec de la peinture, ou parfois du vrai sang… Quand tu tournes dans un lieu comme ça, veut, veut pas, y a une ambiance. »

Un autre des lieux principaux de tournage fut le Royal Victoria, hôpital aujourd’hui désaffecté. Là aussi, il régnait une atmosphère qui contamina, si l’on veut, celle du film.

« Le monsieur qui m’a fait visiter, il m’a dit : “Le huitième étage, on l’aime pas.” C’était un homme de plus de sept pieds, et il avait l’air d’avoir peur. Il m’a expliqué que, depuis cinquante ans, les employés avaient le droit de signer une décharge afin de ne pas travailler au huitième. Il a mentionné une odeur impossible à faire disparaître. “Tu vas voir, ça sent le cadavre”, qu’il m’a dit. »

Il s’agissait de l’étage de la maternité, de poursuivre Denis Côté, et plusieurs femmes y seraient décédées en donnant naissance… avant de reparaître ensuite en visions spectrales fugitives.

« À travers les années, il y a eu toutes sortes d’histoires. La partie du tournage au Royal Vic, on l’a effectuée uniquement au huitième étage. Et sans que je le prévoie, ç’a irrigué le film. »

Un film que Denis Côté envisageait au départ plus abstrait : « J’avais écrit des bribes de dialogue pour ce personnage qui n’en est peut-être pas un, qui est peut-être un alter ego… Je pensais ne l’utiliser que dans 10 % du film. Larissa [Corriveau] est arrivée, avec son espèce de vibe incroyable… »

La participation de l’actrice crût de manière exponentielle et, avec celle-ci, l’impression d’un récit, ou enfin, d’un « quasi-récit ». De telle sorte que Mademoiselle Kenopsia se situe à la jonction des deux courants dominants dans l’oeuvre de Côté, soit l’expérimental et le narratif. De-ci, de-là, on se surprend à penser à Bestiaire, puis à Répertoire des villes disparues, qui révéla Larissa Corriveau.

Anxiogène mélancolie

 

Au fait, pourquoi ce curieux patronyme pour le rôle-titre ? Le mot « kenopsia » est en l’occurrence un néologisme.

« John Koenig, un poète américain, a écrit cet ouvrage, The Dictionary of Obscure Sorrows, qu’il a rempli de mots inventés pour décrire des sentiments pour lesquels on n’a pas de mot. Kenopsia, ça décrit l’impression qu’on ressent lorsqu’on pénètre dans un lieu qui a autrefois bourdonné de vie, mais qui est maintenant déserté. Ton cerveau t’indique que ça devrait grouiller de gens, mais il n’y a plus personne, et ça engendre en toi une note de mélancolie, ou une légère anxiété. »

Le film convoque également le phénomène virtuel des backrooms, comme le remarque le réalisateur.

 

« C’est mon directeur photo [Vincent Biron] qui me l’a fait remarquer : ce sont des kids qui se promènent dans des endroits vides qu’ils filment, et ils mettent ça sur YouTube, et c’est vu 2 ou 3 millions de fois. Les jeunes capotent sur ces vidéos qui ne sont ni de l’horreur ni du narratif. Les jeunes qui ne regardent plus la télé visionnent ça à la place, en se “boostant” de mélancolie et d’anxiété. Je ne connaissais pas ça, mais mon film ressemble à une réponse à ça. »

Pour le compte, Denis Côté ne se suranalyse pas en période de création.

 

« C’est des choses que tu trouves, c’est des morceaux que tu assembles, et ça devient un patchwork. Au bout, est-ce que ça raconte quelque chose ? »

Cette question, Denis Côté la pose, mais refuse d’y répondre, parce que, selon lui : « Un film comme ça, c’est comme s’il sortait de terre tout seul. Je mentirais si je te disais que j’ai tout imaginé ça et prévu ça comme ça dans tel dessein précis. »

En somme, Mademoiselle Kenopsia est le genre de film qui renvoie au public ce que ce dernier y projette, en une pléiade de lectures possibles. C’est une oeuvre dont on a envie de discuter.

Justement, dans Cahier critique encore, on peut lire sous la plume de Denis Côté : « C’est quand on lui donne l’occasion de parler de ses cinéastes préférés que le critique de cinéma est véritablement heureux. »

C’est on ne peut plus vrai. Et il se trouve qu’on pourrait parler des heures sans se lasser de — et avec — Denis Côté.

Le film Mademoiselle Kenopsia prendra l’affiche au Québec vers le début de 2024.

Prix et leçon de cinéma

Le 12 octobre prochain, l’Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec, qui fête cette année ses 50 ans, remettra ses prix RÉALS, qui célèbrent « l’innovation et la prise de risque créative en matière de réalisation ». À cette occasion, un prix spécial sera remis à Denis Côté pour l’ensemble de son oeuvre. Par la suite, le 21 novembre, Mademoiselle Kenopsia aura sa première québécoise aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), à la Cinémathèque. Denis Côté devrait être sur place afin d’offrir une leçon de cinéma. Sera également présent : le duo français Potochkine, qui signe la bande sonore du film.



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