Les nouvelles disparaîtront des fils Facebook et Instagram des Canadiens

Meta met ainsi à exécution sa menace, répétée durant l’examen du projet de loi C-18 sur le partage des revenus entre les géants du Web et les médias dans l’espoir de le faire modifier.
Chris Delmas Agence France-Presse Meta met ainsi à exécution sa menace, répétée durant l’examen du projet de loi C-18 sur le partage des revenus entre les géants du Web et les médias dans l’espoir de le faire modifier.

Les nouvelles disparaîtront de votre fil, a annoncé Facebook après le vote du Sénat canadien qui a officialisé jeudi l’adoption du projet de loi prévoyant traîner de force les entreprises « dominantes » du Web à la table de négociation avec les médias.

« Nous confirmons aujourd’hui que nous mettrons fin à l’accès aux nouvelles sur Facebook et Instagram à tous les utilisateurs au Canada, avant l’entrée en vigueur de la Loi sur les nouvelles en ligne », écrit sur son blogue la multinationale californienne Meta, dans les deux langues officielles.

La plateforme met ainsi à exécution sa menace, répétée durant l’examen du projet de loi C-18 sur le partage des revenus entre les géants du Web et les médias dans l’espoir de le faire modifier. Les élus et les sénateurs avaient répliqué qu’ils ne plieraient pas à la menace.

Dans le même message, Facebook souhaite rassurer ses usagers, indiquant « qu’ils pourront toujours rester en contact avec leurs amis et leur famille, faire croître leurs entreprises et soutenir leurs collectivités ».

Facebook, comme Google, a conduit au printemps des « tests » visant à bloquer l’accès aux articles de nouvelles à une petite fraction des internautes du pays. Le ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez, avait une rencontre jeudi avec des représentants de Google. L’entreprise assure faire « tout ce qui est en [son] pouvoir pour éviter un résultat que personne ne souhaite ».

« Nous continuons à chercher d’urgence à travailler avec le gouvernement sur une voie à suivre », écrit dans un courriel son porte-parole, Shay Purdy.

Le pari d’Ottawa

« J’espère sincèrement que le gouvernement gagnera son pari », a lâché la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne, peu avant le vote au Sénat jeudi, dont l’issue était sans surprise.

Les élus du Parlement avaient quitté Ottawa la veille, pour l’été, laissant le soin aux sénateurs d’adopter le texte. Ils avaient juste avant renvoyé à la Chambre haute la version déjà révisée par le Sénat, moins deux amendements de Mme Miville-Dechêne qui devaient préciser que les négociations entre les plateformes Web et les médias qui y diffusent leur contenu seraient basées sur des « échanges de valeurs », l’une des demandes des plateformes.

Cet échange — ce que l’un et l’autre reconnaissent comme la valeur des nouvelles sur les plateformes, financière ou non — doit guider d’éventuels arbitrages si aucune entente ne survient, mais pas nécessairement les négociations préalables, a déterminé le gouvernement. Le ministre a expliqué qu’il fallait « garder la flexibilité, autant que possible », pour ne pas pénaliser les médias dans ce bras de fer attendu.

La sanction royale devra ainsi officialiser la Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada, une procédure qui est automatique. Plusieurs mois séparent toutefois l’adoption de la loi et la signature d’un premier chèque promis aux médias.

Des ententes à l’amiable

Les conséquences du blocage des nouvelles par Facebook sur l’application de la nouvelle loi, d’abord prévue pour qu’il n’y ait qu’une « intervention minimale » du gouvernement, sont encore incertaines. Si tout devait se dérouler comme prévu, les plateformes s’entendraient d’elles-mêmes avec les médias sur un montant à leur fournir, par exemple à l’issue de négociations collectives.

Encore faut-il que ces plateformes « rendent le contenu de nouvelles disponible » pour être assujetties à la Loi. Le ministre Pablo Rodriguez n’a pas semblé trop inquiet de voir Google ou Facebook bloquer entièrement l’accès aux nouvelles pour leurs usagers.

« C’est une décision d’affaires, mais il faut comprendre qu’ils font beaucoup de sous aussi au Canada. C’est un marché qui est important pour eux », a-t-il lâché mercredi devant les journalistes à Ottawa.

Puis, jeudi, le ministre a laissé entendre que le processus qui s’enclenche donnera le droit au gouvernement de sévir contre Meta. « Facebook sait très bien qu’à l’heure actuelle, il n’a aucune obligation en vertu de la loi. Suite à la sanction royale du projet de loi C-18, le gouvernement s’engagera dans un processus de réglementation et de mise en oeuvre. Si le gouvernement ne peut pas défendre les Canadiens contre les géants du Web, qui le fera ? » a indiqué le ministre dans un courriel envoyé par son bureau au Devoir.

En théorie, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) devait dans un premier temps établir les règles du jeu en désignant officiellement Google et Facebook comme les entreprises « dominantes » visées par la loi, selon des critères établis par règlement. Puis, le CRTC doit aussi rédiger un « code de conduite » auquel doivent souscrire les parties pour négocier.

Ces règles doivent aussi déterminer si ces entreprises ont déjà conclu suffisamment d’ententes avec les médias pour éviter d’en faire plus. Tant Facebook que Google financent déjà plusieurs organisations de presse, dont Le Devoir, conformément à des ententes dont les montants sont gardés confidentiels. Or, plusieurs autres médias, dont de grands groupes comme Bell Média et CBC/Radio-Canada, revendiquent aussi leur part du gâteau.

En Australie, pays qui a adopté une loi similaire, les négociations collectives avec les médias ont permis aux géants du Web d’être ainsi exemptés de la loi. La multinationale Google multipliait au printemps les démarches pour faire inscrire dans la loi le nombre de médias avec qui il serait suffisant de s’entendre.

Une évaluation des ententes pour éviter l’arbitrage

Selon la loi adoptée jeudi, ce sera finalement au CRTC, en tant qu’organisme de réglementation, d’évaluer si le nombre et la qualité des ententes le satisfont, en se basant sur différents critères : que les ententes soient équitables, soutiennent la production de nouvelles locales, régionales et nationales, et maintiennent la liberté d’expression, par exemple. Le CRTC devra aussi publier un rapport annuel qui consigne la valeur totale des ententes commerciales avec les plateformes, sans révéler les renseignements commerciaux.

Si les principales plateformes « qui rendent le contenu de nouvelles disponible » n’arrivent pas à signer des ententes en nombre suffisant pour satisfaire le CRTC dans les 180 prochains jours, ou six mois, elles seront soumises à l’entièreté de la loi. Les conséquences financières pourraient être majeures.

Cela donnerait le droit à chaque média de traîner ces entreprises devant un arbitre. Leur cause inclurait l’estimation de ce qui leur est dû, fondée sur le prix de la production des nouvelles, la valeur qu’en retirent les plateformes et le « déséquilibre » dans le pouvoir de négociation. L’arbitre devra ensuite décider si l’offre de la plateforme est suffisante.

Google et Facebook ont vertement critiqué cet aspect, qui reviendrait à les forcer à payer les médias au volume de liens vers les articles qu’ils affichent, ce qui serait contraire, selon les deux plateformes, à l’esprit du fonctionnement d’Internet.
 



Une version précédente de ce texte indiquait que la loi entrait en vigueur dans les dix-huit prochains mois; ce délai est plutôt de six mois après la sanction royale.

 

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