Picasso revu et corrigé?

L'exposition sur Picasso, au musée de Brooklyn, comporte surtout des gravures et compte seulement huit tableaux du peintre.
Photo: Danny Perez L'exposition sur Picasso, au musée de Brooklyn, comporte surtout des gravures et compte seulement huit tableaux du peintre.

Comment parler de l’art de Pablo Picasso en 2023 ?

Alors que plus de 50 expositions et événements en Occident mettent en avant l’oeuvre de Picasso en ce 50e anniversaire de sa mort — le 8 avril 1973 —, la question de savoir comment aborder son art semble, étonnamment, se poser cruellement. Pourtant, sa création semblait bien avoir été étudiée sous tous les angles…

Au Musée Picasso à Paris s’achève La collection prend des couleurs — jusqu’au 27 août —, expo dont on a confié la direction artistique au designer Paul Smith. Cela donne lieu à un accrochage où les rayures colorées, marque de commerce du styliste britannique, sont déclinées ad nauseam dans des papiers peints, des tapis… Un peu plus et on repeignait les tableaux avec des zébrures. Selon le musée, cette invitation aurait été faite afin que Smith « réveille » (l’expression est entre guillemets) les immenses collections de cette institution. Le parcours est ponctué d’oeuvres de Guillermo Kuitca, d’Obi Okigbo, de Mickalene Thomas, de Chéri Samba et de Louise Bourgeois.

Les liens esthétiques sont ténus. Mais à l’heure de la décolonisation des musées, on peut soupçonner que cette présentation ait voulu donner de la caution, de la respectabilité à Picasso en l’associant à des artistes argentin, nigérienne, afro-américaine, congolais… Et surtout en le solidarisant avec beaucoup de femmes artistes alors que les accusations de misogynie et de violences envers ses conjointes s’accumulent contre le peintre espagnol. Une exposition qui porte plus sur l’image publique de Picasso que sur son oeuvre. Comme si on avait engagé une agence de marketing pour rebâtir l’image du peintre de plus en plus honni.

Pour contrecarrer ce phénomène, de plus en plus d’expos et de livres sur Picasso soulignent l’intérêt de celui-ci pour des questions de genre, sujet qui, dans les faits, devait peu l’interpeller… On parle entre autres de sa curiosité pour les androgynes. Au musée Guggenheim à New York, l’exposition Young Picasso in Paris, qui s’est achevée le 6 août, insistait sur le fait que l’artiste espagnol fréquentait à Paris « une grande variété de gens dont le genre et la sexualité étaient à la fois une performance et une expérience vécue en dehors des identités binaires ».

Bientôt, on nous dira que Picasso s’identifiait au genre féminin… Ne nous a-t-on pas déjà expliqué que l’artiste était pour la diversité corporelle lors de l’exposition Picasso au Musée des beaux-arts du Québec en 2021 ?

Picasso relu avecun humour caustique ?

Mais c’est certainement l’exposition It’s Pablo-matic: Picasso According to Hannah Gadsby qui pose le plus problème. Humoriste australienne ayant suivi des cours d’histoire de l’art, Gadsby présente l’art de Picasso entouré de nombreuses oeuvres créées par des femmes artistes. Elle ponctue ce parcours un peu superficiel de l’oeuvre de Picasso — comportant surtout des gravures et seulement huit tableaux — de commentaires qui se veulent drôles, mais qui sont la plupart du temps ridicules…

Dans un menton de La femme suppliante de 1937, Gadsby voit un anus. Elle avance qu’une sculpture intitulée La femme pleurante montre bien que Picasso n’avait aucune formation en sculpture… On se croirait revenus au pire moment de la dénonciation de l’art moderne, fin XIXe siècle, début XXe siècle. De nus féminins des années 1930, elle dit qu’ils montrent comment « il devait vraiment faire chaud à Paris à cette époque » ! Une exposition contre l’art moderne et même contre l’art ? Malheureusement, oui.

Elle s’oppose également à une lecture moderne de l’art. Les historiens de la littérature et de l’art ont développé au XXe siècle cette idée que l’oeuvre est un monde en soi. On s’était ainsi enfin libéré de la vie de l’auteur comme outil de lecture de l’oeuvre… Une création artistique ou littéraire existe dans une pluralité de significations et ne doit pas se laisser réduire à un décryptage biographique simpliste.

Les historiens de l’art ne doivent donc pas devenir des membres de la police des moeurs, les nouveaux curés du monde actuel. Le risque est de tomber dans une forme d’inquisition. Un artiste misogyne fait-il nécessairement de l’art prônant la misogynie ? Pas si simple. Pourtant, au Musée de Brooklyn, Picasso se trouve honni, son nom n’étant même pas présent sur les cartels présentant ses oeuvres.

Il est bon que l’on remette en question la notion de l’homme génial, concept parfois très flou qui cache souvent des enjeux sociaux et de pouvoir complexes. Certes. Mais cette expo exprime un dogmatisme réducteur qui ne tient pas la route.

Une exposition qui défend aussi l’idée que Picasso a pillé l’art africain, alors que le problème est loin d’être si simple. Au début du XXe siècle, l’art fait en Afrique était confiné dans les musées d’histoire naturelle et non dans les musées d’art. Des artistes comme Picasso ont permis à ces oeuvres d’art africain d’être considérées autrement que comme étant des artefacts culturels inférieurs.

Bien des textes muraux écrits par les cocommissaires étaient heureusement plus pertinents. Le bon côté de cette présentation est de valoriser beaucoup d’artistes femmes ou féministe contemporaines de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle… Mais n’aurait-on pas dû y inclure Dora Maar et Françoise Gilot ?

Ces femmes font heureusement entendre des voix divergentes. L’artiste Marilyn Minter fait la distinction entre art et vie de l’artiste, tout comme Kiki Smith, qui dit que l’art de Picasso l’inspire encore. Dara Birnbaum clame qu’elle se moque des dires de l’artiste et souhaite parler d’oeuvres. Joan Semmel, qui, comme Picasso, a réalisé des oeuvres très sexuelles, explique que la sexualité est souvent vue comme sale.

On se réjouira que cette expo signale une histoire de l’art actuelle plus inclusive. Espérons que cela ne sera pas qu’un phénomène passager et superficiel…

It’s Pablo-matic: Picasso According to Hannah Gadsby

Avec les cocommissaires Lisa Small et Catherine Morris. Au Musée de Brooklyn, jusqu’au 24 septembre.

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