Briser les codes du regard dominant

L'expérience «Sexe, désirs et data» est présentée au Centre Phi jusqu'au 31 octobre.
Photo: Adil Boukind L'expérience «Sexe, désirs et data» est présentée au Centre Phi jusqu'au 31 octobre.

Si les visiteurs du Centre Phi se promènent avec leur téléphone intelligent en main, il s’agit moins de prendre en photo les oeuvres de Sexe, désirs et data que de discuter avec Max. Mais qui est Max ? « Max nous accompagne tout au long du parcours. C’est un personnage coloré qui emploie l’humour, la séduction et la curiosité pour faire l’expérience avec nous. De par sa naïveté, Max essaie de comprendre comment nous vivons nos plaisirs et nos sexualités », explique Maude Huysmans, cofondatrice du Club Sexu (partenaire de l’exposition), directrice de création et designer d’environnements.

Conçu comme point de repère pour le public et fil conducteur de Sexe, désirs et data, Max est un agent conversationnel — qui a le même système que ChatGPT — de genre non binaire et issu de l’intelligence artificielle, avec lequel on « matche », au début, grâce à une application pensée comme une dating app et avec lequel on peut discuter tout au long de l’expérience. « Ses ambitions sont de répondre à nos questions, mais on s’est efforcés de s’éloigner du discours narratif habituel où le chatbot cherche à nous connaître, à nous plaire, à devenir notre ami, tout en évitant qu’il nous fasse croire qu’il est humain », poursuit Sandra Rodriguez, directrice artistique en interactivité.

Photo: Adil Boukind

Et Maude Huysmans de renchérir : « Max est un outil qui nous amène à réfléchir différemment au rapport que nous avons avec nos relations interpersonnelles et affectives en ligne. » À l’ère des rencontres amoureuses au moyen des applications, comment se situent désormais nos désirs ?

Sexe, désirs et data est ainsi née de la volonté de créer une occasion de sensibiliser le public à l’effet des technologies sur nos sexualités. « Avec l’exposition, notre objectif est d’éveiller le public. D’un côté, il y a des moments où on est en contrôle de ce qu’on fait et où Internet nous permet de sortir des sentiers battus. De l’autre, il y a une notion de risque où on ne décide pas des systèmes qui utilisent nos données », précise Sandra Rodriguez.

Alors que notre vie intime dépend en effet de plus en plus de ces données que l’on partage, nous n’avons que très peu de contrôle, voire aucun, sur la manière dont celles-ci sont récupérées et alimentent de nouveaux biais et discriminations. « Plus on est conscientisé, plus on va se poser des questions », souligne-t-elle.

La majorité des données qui circulent sur le Web sont masculines, hétéronormées et occidentalocentrées 

« Quand on travaille avec un chatbot, on se rend rapidement compte des biais du système », fait remarquer Sandra Rodriguez. L’un de ses objectifs pour Sexe, désirs et data était ainsi de trouver des filtres afin de contourner les préfiltres, aussi appelés préscriptes, du chatbot. « Ils sont là pour éviter des commentaires homophobes, misogynes ou racistes. Mais ils vont parfois trop loin, car les personnes qui font ces filtres sont souvent peu sensibilisées aux différentes causes, donc elles mettent tout dans le même panier », indique-t-elle.

Rapidement, cet enjeu a pris de l’ampleur pour Sandra Rodriguez et son équipe. « Si on voulait parler de transphobie, d’homosexualité, d’ouverture sexuelle ou de n’importe quel autre sujet qui fait partie d’une conversation ouverte démocratique sur la représentation du genre ou de la sexualité, tout à coup Max fuyait les sujets ou émettait des jugements de valeur », se souvient-elle.

L’humain dans l’océan numérique

Pour contrecarrer les nombreux biais de l’intelligence artificielle et dessiner les contours d’un portrait plus nuancé, Maude Huysmans a notamment souhaité placer les témoignages réels au coeur de la démarche artistique de Sexe, désirs et data. « C’est ce qui nous permet de consolider toutes sortes de discours issus des diversités de classe, de genre, culturelle ou encore sexuelle », dit-elle. Bien que les algorithmes aient une propension à invisibiliser ces voix-là, il est essentiel pour la cofondatrice du Club Sexu de les mettre en avant. « C’est notre responsabilité, de rétablir les représentations. »

Photo: Adil Boukind

Et l’expérience Hello en est. De fait, l’oeuvre d’Ianna Book compile les messages que l’artiste trans a récoltés sur les applications de rencontre après avoir fait son coming out. « On voit que les réactions des personnes avec qui je discutais et qui pensaient que j’étais une femme hétéronormée changent radicalement. Au moins la moitié d’entre elles m’ont “ghostée” », révèle-t-elle.

Parfois positifs ou suggestifs, souvent négatifs, violents et transphobes, les commentaires reçus tels quels par Ianna Book se lisent comme le miroir de la société, sans exagération ni enrobage, mais toujours perturbants et traumatisants. « Sur le plan technologique, Hello n’est pas aussi complexe que d’autres oeuvres de Sexe, désirs et data, mais ce qui fait sa force, c’est justement que toutes ces phrases ont été écrites par de vraies personnes », dit l’artiste.

Photo: Adil Boukind

Dans un autre ordre d’idée, l’expérience Results, élaborée par une intelligence, met aussi en lumière les biais qui imprègnent l’univers des sites pornographiques. « Pour Results, on a choisi de se baser sur l’ensemble du Web, comme si cela représentait l’humanité. C’est faux, car la majorité des données qui circulent sur le Web sont masculines, hétéronormées et occidentalocentrées », raconte Sandra Rodriguez, à l’origine de l’oeuvre.

Elle ajoute par ailleurs que ce qui fonctionne le mieux sur le Web est ce que les algorithmes de recherche en ligne privilégient. « Ils favorisent toujours la norme », affirme Sandra Rodriguez. « Si vous avez le malheur de ne pas rentrer dans une case prédéterminée ou évidente à identifier, vous êtes facilement écarté et on vous voit moins souvent sur les dating apps, par exemple », prévient-elle.

Les biais inhérents aux technologies seraient, dès lors, comme un serpent qui se mord la queue. « À une époque où l’on essaie de défaire les cloisons entre les genres et les sexualités, on se retrouve, malgré nous, dans des boîtes extrêmement fermées et très difficiles à déconstruire », conclut-elle. Max, évidemment, n’y échappe pas.

Sexe, désirs et data

Au Centre Phi jusqu’au 31 octobre

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