Ottawa modifie discrètement son calcul des deux milliards d’arbres

Le gouvernement du Canada s'est engagé à planter deux milliards d’arbres en dix ans
Adil Boukind Le Devoir Le gouvernement du Canada s'est engagé à planter deux milliards d’arbres en dix ans

Au beau milieu de sa troisième saison de plantation, le gouvernement fédéral a modifié son calcul d’arbres plantés pour prétendre qu’il est en bonne voie de remplir sa promesse d’en mettre deux milliards en terre dans la décennie, en y additionnant des données d’un tout autre programme.

« Le Canada a soutenu la plantation de plus de 110 millions d’arbres depuis le lancement du programme en 2021 — ce qui lui permet […] d’être en bonne position pour remplir son engagement de planter deux milliards d’arbres en dix ans », peut-on lire dans un communiqué publié par Ottawa mercredi.

La nouvelle encourageante pour la promesse libérale est d’abord passée inaperçue puisque le premier ministre Justin Trudeau a annoncé sa rupture avec Sophie Grégoire Trudeau le même jour. Or, cette annonce contient des chiffres trompeurs, selon l’agent du Parlement chargé de surveiller les actions environnementales du gouvernement.

Dans les faits, un maximum de 56 millions d’arbres ont été plantés depuis 2021 dans le cadre du programme 2 milliards d’arbres, selon un calcul que le bureau du Commissaire à l’environnement du Canada a partagé jeudi au Devoir. Cela représente à peine 51 % du nombre communiqué de 110 millions d’arbres. C’est loin de la cible de 90 millions d’arbres pour les deux premières saisons.

Pour conclure qu’il dépassait sa cible, Ressources naturelles Canada a ajouté au calcul 54 millions d’arbres — 49 % du total — plantés dans le cadre d’un programme différent et géré par un autre ministère, soit le Fonds pour une économie à faibles émissions de carbone. Ce programme est antérieur à la promesse des milliards d’arbres. Sa soudaine inclusion au bilan de plantation rend perplexe le Commissaire à l’environnement.

Le calcul ne tient plus

 

« Des centaines de millions d’arbres sont plantées chaque année au Canada et, selon notre compréhension […], le programme 2 milliards d’arbres a été créé dans le but d’ajouter des arbres à ce total et non pas de calculer des arbres plantés sous la gouverne de différents fonds et programmes », explique Vincent Frigon, porte-parole du Bureau du vérificateur général du Canada, dont le Commissaire à l’environnement fait partie.

S’il faut maintenant compter n’importe quel arbre planté par le gouvernement, le calcul des réductions d’émissions ne tient plus la route, prévient-il. « [Le ministère] n’a jamais mentionné que les arbres plantés dans le cadre de cet autre programme seraient comptés. » Ressources naturelles Canada prévoyait que les arbres plantés en vertu de ce programme absorberaient 4,3 millions de tonnes d’équivalent de CO2 en 2050, avec pour bémol que les nouvelles forêts seraient émettrices nettes de carbone jusqu’en 2031.

Même si Ottawa a fait l’annonce de son calcul pour la saison 2022 le 2 août 2023, et que de nombreux mois se sont écoulés depuis la réception des données en janvier, le service des relations avec les médias de Ressources naturelles Canada n’avait toujours pas répondu aux questions du Devoir, 48 heures après les avoir reçues.

Le mois dernier, Le Devoir avait rapporté que le bilan du programme de 2 milliards d’arbres n’avait pas été publié comme promis au début de l’été. Le Commissaire à l’environnement avait lancé l’alerte dès le printemps qu’il serait impossible au gouvernement de remplir son objectif en 2022, selon un audit officiel. Le gouvernement devait plutôt augmenter prodigieusement sa cadence pour atteindre son objectif en 2031.

Doutes sur le bien-fondé du projet

 

Vu le temps nécessaire et la manière dont les arbres captent le carbone, certains scientifiques doutent maintenant du bien-fondé du projet de planter autant d’arbres pour la lutte contre les changements climatiques.

Les feux de forêt historiques de cette année, qui ont ravagé des millions d’hectares au pays, démontrent qu’il peut être risqué de compter sur les « solutions fondées sur la nature » pour séquestrer du carbone. Les arbres plantés en forêt boréale pourraient partir en fumée d’ici quelques années si le régime des feux continue de s’accélérer, et donc n’avoir aucun effet pour retirer du CO2 de l’atmosphère.

En outre, avertissent certains spécialistes, les arbres plantés peuvent avoir un effet pervers sur l’évolution du climat s’ils remplacent des étendues enneigées en hiver, comme celles qu’on retrouve dans la toundra. De nouvelles épinettes aux aiguilles foncées absorbent la lumière du soleil plutôt que de la refléter vers le ciel, ce qui réchauffe la surface du sol. Leur effet « refroidissant » sur le climat est donc amoindri.

Plusieurs projets financés par le programme 2 milliards d’arbres ont justement été plantés en forêt boréale — dans le nord de la Colombie-Britannique, par exemple —, et parfois pour reboiser des zones dévastées par des feux de forêt. Ces plantations peuvent aider au rétablissement de la biodiversité, mais leur bénéfice pour le climat n’est pas assuré si la forêt boréale a passé un « point de basculement ».

La plantation de deux milliards d’arbres en dix ans « est une opération qui mobilise l’ensemble de l’État et de la société », selon Ottawa. Contrairement à sept autres provinces et territoires, le Québec et l’Ontario n’ont toujours pas signé d’entente de principe pour toucher au financement de ce programme environnemental phare.

« Dans le cadre du programme 2 milliards d’arbres, nous souhaitons convenir d’un accord de contribution global ; en respect des compétences du Québec dans l’aménagement durable du territoire forestier. Nous poursuivons les discussions en ce sens avec le gouvernement fédéral », explique Flore Bouchon, l’attachée de presse de la ministre des Ressources naturelles et des Forêts, Maité Blanchette Vézina.

Dans son plus récent rapport, le commissaire à l’environnement, Jerry V. DeMarco, avait attribué l’insuccès de la saison de plantation 2022 au fait que le fédéral ne s’était pas entendu avec les provinces assez tôt, même si leur collaboration est essentielle au succès du projet.

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