Passer d’un côté à l’autre en quittant la Russie

Olesya Krivtsova, fugitive et journaliste
Marco Bélair-Cirino Le Devoir Olesya Krivtsova, fugitive et journaliste

Olesya Krivtsova et Ilya Kanatush ont déserté la Russie pour s’établir à l’Ouest, l’une en Norvège, l’autre en Finlande. Père Boris, un prêtre orthodoxe, vit pour sa part des deux côtés de la frontière. Portraits.

Olesya Krivtsova a vu son nom ajouté à la liste des personnes les plus recherchées par les autorités russes après avoir tranché le bracelet électronique serrant sa cheville et s’être enfuie d’Arkhangelsk, où elle était assignée à résidence.

Dénoncée par d’autres étudiants, Olesya s’est retrouvée dans le collimateur des autorités pour avoir partagé sur le réseau social russe VKontakte (VK) une « story Instagram » au sujet de l’explosion sur le pont de Crimée assortie d’une critique de l’invasion de l’Ukraine.

Elle a été accusée dans un premier temps d’avoir « dénigré l’armée russe » et d’avoir « cautionné le terrorisme ». Puis, d’avoir tenté de fuir la Russie.

Convaincue qu’elle ne trouverait pas justice, elle est finalement passée à l’Ouest : d’abord à Vilnius, en Lituanie, puis à Kirkenes, en Norvège. Les patrons de l’Independent Barents Observer, Thomas Nilsen et Atle Staalesen, lui ont ouvert les portes de leur média indépendant.

« C’est une nouvelle page de ma vie que j’écris », souligne Olesya dans la salle de rédaction de l’Independent Barents Observer, dans le nord du cercle polaire arctique. « C’est fou ! » s’exclame la fugitive de 20 ans, néanmoins « inquiète » pour sa famille restée derrière elle.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Le saut entre l’activisme et le journalisme ne s’est pas fait sans « difficultés », explique la jeune femme, montrant la figure du président russe, Vladimir Poutine, dessinée sur sa cheville sous la forme d’une araignée. « Big Brother vous regarde », peut-on lire. Mais Olesya est appuyée par des journalistes d’expérience, dont trois ont été forcés d’abandonner la Russie après le nouveau tour de vis imposé à la presse au lendemain de l’invasion de l’Ukraine.

La journaliste se sent fébrile à l’idée de raconter l’histoire d’un prisonnier russe avec qui elle a échangé sur VK. Coupable de féminicide, il a été libéré pour aller combattre en Ukraine, raconte-t-elle au Devoir. « Nous avons parlé de la prison et de la guerre. Il m’a dit qu’il a tué des Ukrainiens, qu’il n’est pas un héros, qu’il veut vivre », explique-t-elle, avant de tourner la tête vers son mari, Ilia Melkov.

Ilia a quant à lui eu des démêlés avec les autorités russes pour avoir pris part à une manifestation antiguerre. Après l’avoir épinglé, malmené et placé de force dans une fourgonnette, des hommes forts de Vladimir Poutine « ont enregistré une vidéo » de lui. « Je devais présenter mes excuses et appuyer l’armée sans réserve », raconte l’aspirant historien, adossé contre un mur vitré. « C’est une pratique répandue en Russie », ajoute Olesya en brandissant une vidéo du même style mettant en scène un ami qui a trouvé refuge en Géorgie.

Olesya noircira les pages du site Web de l’Independent Barents Observer avec des textes sur la guerre en Ukraine, sur la répression en Russie, sur les droits des femmes ainsi que sur les enjeux environnementaux propres au Nord. « Je vais être une bonne journaliste », dit-elle, tout en promettant du même souffle de ne pas perdre de vue les prisonniers politiques croupissant dans les colonies pénitentiaires de Vladimir Poutine.

Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Ilya Kanatush, réfugié politique

Ilya Kanatush s’est décidé à déserter la Russie — qu’il décrit comme « le pays le plus malveillant de la planète » — dix jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe.

À l’aide d’une boussole, il a traversé à pied une forêt enneigée, mû par les images d’Ukrainiens se terrant dans les profondeurs de Kiev pour échapper aux missiles russes. « Ça m’a permis de ne pas être préoccupé par mon propre sort », raconte-t-il, assis dans un parc d’Helsinki balayé par des rires et des airs d’opéra.

L’homme, chaussé de bottes de pêche, a été ralenti par une clôture surmontée de barbelés, qui s’est finalement affaissée sous son poids. « J’ai trouvé la liberté dès que j’ai traversé la frontière », dit le jeune trentenaire un an et demi plus tard.

Ilya a fait irruption dans un village finlandais bordant la frontière. « C’était effrayant pour les gens : un Russe venant de la forêt. Je les ai rapidement rassurés en leur expliquant ma situation », relate-t-il en esquissant un sourire. « Quand la police est arrivée, je me suis senti de façon surprenante en sécurité. Quand tu es en Russie, tu te sens en danger quand des policiers russes t’attrapent. Ils peuvent prendre ton argent, ton téléphone et tu ne peux rien faire », fait-il remarquer.

Après avoir demandé l’asile politique, Ilya s’est installé dans un camp de réfugiés, puis dans un logement à Helsinki, où il a fait ses « premiers pas sur la route de l’intégration ». Il s’est notamment mis à la tâche pour apprendre le finnois.

Pour lui, l’obtention de la citoyenneté de la Finlande — « un des États les plus démocratiques » du globe — et de son passeport — « un des plus forts du monde » — « serait comme remporter le gros lot ».

Né dans la poussière de l’URSS, Ilya ne voyait plus d’avenir pour lui en Russie après le déclenchement de la « guerre impériale ridicule et stupide » contre l’Ukraine. « J’ai compris que la petite part de liberté et de sécurité qui perdurait dans cet État autoritaire s’était envolée. Ce n’est pas juste une guerre entre la Russie et l’Ukraine. C’est une guerre entre des criminels qui croient en la force pure et le pouvoir brutal et des gens qui croient en la liberté et le droit. Je ne me serais pas tu. J’aurais tôt ou tard fini en prison », soutient-il.

L’exilé s’explique mal pourquoi le Russe moyen ne « réagit pas d’une façon ou d’une autre » à la transformation de son pays en « État terroriste ».

Ilya ne voit pas de personnalité capable de confronter la Russie à ses démons et d’ouvrir une nouvelle ère de démocratie et de liberté se profiler à l’horizon. L’ex-Saint-Pétersbourgeois a appuyé un temps le militant et instigateur de la Fondation anticorruption, Alexeï Navalny, avant de s’en distancier, car « il poursuivait ses propres objectifs plutôt que de défendre les valeurs de liberté ».

« Ce n’est pas une question d’attendre que Poutine meure ou soit tué. C’est une question de changement de la société. Et je ne vois pas ça arriver », dit-il, pessimiste pour l’avenir de la Russie.

Le pays a sombré dans le fascisme à la sauce russe, « le russisme », fait valoir Ilya, montrant du doigt « la population pauvre et inculte qui vit dans le passé et est fière de Staline ». « C’est une menace pour toute l’humanité civilisée », avertit-il.

Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Père Boris, prêtre orthodoxe

À la fois Russe et Norvégien, le père Boris partage sa vie entre Kirkenes, en Norvège, et Mourmansk, en Russie. Il compte des dizaines de fidèles orthodoxes de chaque côté de la frontière, avec qui il parle de tout, sauf de politique.

« Je ne veux pas en parler. Comme prêtres orthodoxes, nous ne voulons pas aller là, sur le terrain politique », indique le trentenaire dans l’entrée de son pied-à-terre posé sur une colline de Kirkenes. « Dans l’Église russe, nous, les prêtres, sommes avec les gens, nous faisons les liturgies, nous nous aidons les uns les autres. Eux, au sommet [de l’Église orthodoxe russe], à Moscou ou à Mourmansk, ils font les choses qu’ils veulent faire et qu’ils doivent faire. Nous ne sommes pas ensemble », poursuit-il.

Le père Boris, son épouse et leurs deux enfants s’apprêtent à reprendre la route E105 vers Mourmansk, située à 225 kilomètres à l’est, non sans faire préalablement un arrêt pour acheter quelques tablettes de chocolat, précise-t-il, lui qui a enfilé une paire de jeans et un chandail rouge arborant le logo de la marque aux trois bandes pour l’occasion.

« Il y a cinq ou six ans, j’ai aperçu un homme vêtu non seulement d’un chandail Adidas, mais également de pantalons assortis. Et il fumait une cigarette Marlboro ! C’était un prêtre finnois, confie-t-il. Dans l’Église grecque, les prêtres fument. »

Et non dans l’Église russe ? « On dit : si tu fumes, ce n’est pas très bon. C’est mieux de ne pas fumer. »

En revanche, « un petit peu de vodka, c’est OK ; du vin français, italien, californien, c’est OK », mentionne-t-il, avant d’ajouter : « C’est mieux de ne pas trop boire. »

« Nous sommes des personnes normales, des personnes simples. Nous pouvons être bons. Nous pouvons parfois ne pas être bons », affirme-t-il. Derrière lui, les premières notes de la pièce Für Elise de Beethoven se mêlent aux tintements des assiettes et des verres tirés de l’évier.

Malgré les tensions, le père Boris peut passer facilement d’un côté à l’autre de la frontière en brandissant ses « papiers » russes et norvégiens à qui veut les voir. Il décrit ce privilège comme « peut-être un cadeau de Dieu ».

À Kirkenes, il a sous son aile quelque 250 croyants, dont 30 pratiquants, qui proviennent des quatre coins de l’ex-Union soviétique : Mourmansk, Arkhangelsk, Moldavie, États baltes, Biélorussie, Pologne, Géorgie, Ukraine, énumère-t-il.

« Je partage ma vie entre Mourmansk et Kirkenes, entre la Russie et la Norvège. J’aime ça ! […] J’espère ne pas avoir de problèmes dans le futur », mentionne le natif de la Russie, qui a acquis la citoyenneté norvégienne dans la foulée du mariage de sa mère avec son beau-père norvégien, il y a plus de 20 ans. « Quand tu côtoies des Russes et des Norvégiens, tu es plus grand. Tu en sais plus sur les gens, sur la façon dont ils vivent. Peut-être qu’un jour je pourrai aller au Canada », ajoute-t-il.

Les portes de l’église orthodoxe de Kirkenes sont ouvertes à tous. « Nous sommes amicaux », affirme le père Boris, entouré de ses proches.

« Allez, on s’en va à Mourmansk ! »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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