«Luminescence»: allumer les lumières du cœur

Julie Dézé travaillant son trio avec les 2 résidents Louis et Audrey.
Emmanuelle Martin Julie Dézé travaillant son trio avec les 2 résidents Louis et Audrey.

Après son solo présenté à l’émission Révolution en 2021 en hommage à sa petite soeur polyhandicapée, la danseuse Emmanuelle Martin a voulu aller plus loin en dansant avec elle, et avec les autres résidents de la maison d’accueil spécialisé (MAS) dont elle fait partie, en France. Elle espère que ce projet chorégraphique, Luminescence, puisse voir le jour prochainement au Québec.

« Ma mère a envoyé le lien vers mon solo un peu partout et ensuite, la psychomotricienne de ma petite soeur, passionnée par la danse, m’a contactée pour parler d’une future collaboration avec la MAS », se souvient Emmanuelle Martin.

En décembre 2022, Mme Martin se rend donc en France, à la MAS où vit sa petite soeur, et rencontre les professionnels de santé ainsi que les résidents de l’endroit. Une ou deux personnes dans chaque unité peuvent marcher, mais la plupart sont assises ou allongées. Certains ont des traits autistiques, et la majorité a plusieurs formes de handicap. « Il y a une sensibilité particulière à avoir ou à développer pour réussir à entrer dans leur bulle », se souvient-elle.

Pour créer une cohésion entre tous, Emmanuelle Martin donne alors une série d’ateliers pour les résidents. « Par des massages, des palpations, ça aide à ce que le résident entre dans son corps, ait une conscience de la barrière cutanée plus grande », explique-t-elle. Ces ateliers s’adressent aussi au personnel. « Certaines personnes étaient parfois peu sûres par rapport à leur corps, par rapport à la danse en général. C’était important de les rassurer. Ceux qui prennent soin des autres prennent souvent moins soin d’eux aussi », pense celle qui est justement en train de monter un atelier spécial en ce sens , intitulé Prendre soin de ceux qui prennent soin.

Après les ateliers, l’équipe médico-sociale décide de sélectionner 18 résidents, mis en duo avec des professionnels de santé. Avec cette pièce, Emmanuelle Martin cherche à mettre en valeur la beauté authentique. « Ses résidents incarnent la beauté dans sa pureté. Il faut réussir à dépasser un visuel physique parfois confrontant, mais si tu dépasses ça, tu trouves la véracité de l’humanité qui est tellement brute, ça te rentre en plein coeur, c’est de la lumière pure, et c’est déroutant », livre-t-elle. Et cette lumière, Mme Martin la partage avec l’équipe médico-sociale. « Pourquoi ces gens travaillent là ? Parce qu’ils ont compris cette beauté, combien ces êtres sont éblouissants, et je veux que le monde le comprenne », ajoute celle qui danse notamment dans la compagnie de Roger Sinha, ou encore Bouge de là.

Pendant plusieurs mois, résidents et professionnels répètent alors ce qu’Emmanuelle leur a enseigné. « On utilise Zoom, WhatsApp, pour que je voie le travail et que je puisse donner du feedback et garder du lien malgré la distance », dit-elle.

Photo: Emmanuelle Martin

« Le plus grand défi de ma carrière »

En plus des corps, Emmanuelle Martin a appris à chorégraphier avec du matériel précis. « J’ai fait beaucoup de recherche avec les filets qui servent à faire les transferts, c’est-à-dire à mobiliser un résident d’un endroit à l’autre, explique-t-elle. Dans une des scènes, ça devient comme une toile d’araignée, mais ça a été compliqué, il a fallu gérer le poids, les transferts, le contrepoids, l’appui sur le filet, etc. », décrit la chorégraphe.

Même constat pour les fauteuils. « Les professionnels peuvent monter dessus et, avec le résident, faire danser le fauteuil en quelque sorte, ajoute-t-elle. Il y a un résident aussi qui adore se balancer partout avec son fauteuil, alors on en profite et on joue avec ça. » Pour les moins mobiles d’entre eux, Emmanuelle Martin a imaginé un système de lettres et de mots que le professionnel doit mimer avec une partie de son propre corps ou encore celui d’un résident en le faisant bouger.

C’est lors de sa recherche que la chorégraphe a l’idée du message derrière sa création. « Je me suis inspirée de l’écosystème. Pour moi, c’est une métaphore : dans le monde, sur Terre, on est plein d’êtres différents, avec des capacités différentes, par exemple un escargot et un félin. Pourtant, dans l’écosystème, ils sont tous les deux également importants. C’est la même chose pour des personnes vivant avec des handicaps », décrit l’artiste.

Emmanuelle Martin s’est aussi adaptée aux handicaps, aux limitations et aux problématiques personnels de chacun. Un défi qui n’en était pas vraiment un pour celle qui fut diplômée en éducation spécialisée avant de se lancer dans le monde de la danse. « En toute humilité, je ne pense pas que j’enverrais un artiste qui n’a pas de bagage social faire un tel projet. Il faut une sensibilité particulière, oui, mais aussi des connaissances minimales », explique la créatrice.

« C’est l’un des projets chorégraphiques les plus challengeants de ma vie », confie la danseuse. En effet, en plus de l’adaptation à des danseurs différents de ses autres créations, Mme Martin a dû aussi enfiler plusieurs chapeaux. « Je m’occupe de la direction artistique et générale du projet, de trouver du financement, d’acheter les lumières, de faire la comptabilité… C’est énormément de travail », dit-elle. En effet, depuis le début de son projet, elle a mis en place une campagne de sociofinancement sur GoFundMe et a pu compter sur quelques partenaires comme les LOJIQ. « J’aimerais récolter 10 000 $ pour couvrir les nombreux frais , notamment les voyages et le compositeur de musique Alexandre Cattaneo, etc. Pour l’instant, on est à 3500 $ environ. »

Rendre les arts accessibles à tous

En plus de son parcours personnel, Emmanuelle Martin a pu compter sur son expérience auprès de l’organisme Les Muses pour se familiariser avec l’enseignement devant un public de personnes handicapées. « Nos étudiants avaient envie de découvrir le streetdance, alors on est revenus vers Emmanuelle, qui nous avait envoyé son CV », explique Claudine Robillard, responsable du programme de formation.

Fondé en 1997, l’organisme Les Muses est devenu en 2001 une école professionnelle d’arts de la scène pour des adultes en situation de handicap. Après un processus d’audition, les futurs étudiants peuvent intégrer l’école et se former en théâtre, en danse, en chant… « La société regarde encore les personnes handicapées avec un regard capacitaire, on a pitié, on les plaint, on veut les aider. Moi, je les côtoie au quotidien et je n’ai pas pitié. Ils sont tellement inspirants ! Au contraire, on apprend tellement d’eux, de leur vision du monde », défend Geneviève Bouchard, coordonnatrice administrative et artistique de l’organisme. La danseuse partage tout à fait cette vision du handicap : « J’ai grandi avec ma petite soeur, qui attirait les regards, ça me blessait énormément, car moi, ce n’est pas ce que je voyais en elle », raconte-t-elle.

La société regarde encore les personnes handicapées avec un regard capacitaire, on a pitié, on les plaint, on veut les aider

 

C’est d’ailleurs pour ça qu’Emmanuelle Martin avait alors proposé sa candidature, comme plusieurs autres artistes. « Beaucoup ont envie de se frotter, de côtoyer des artistes atypiques. Ça nourrit souvent leur propre pratique, leur propre démarche », ajoute Mme Robillard. Et ça a été le cas pour Mme Martin qui a été enseignante pendant deux sessions et qui continue aujourd’hui à remplacer quand elle le peut. « Grâce à ma petite soeur, j’ai toujours eu ce lien avec ce public », dit-elle.

Aller plus loin

Bien qu’atypique, la création chorégraphique de 50 minutes d’Emmanuelle Martin, Luminescence, se veut « professionnelle ». « Je challenge l’équipe médico-sociale en lui lançant des défis, comme le fait de monter sur des fauteuils, de faire des équilibres, etc. Puis les résidents aussi ! On a une idée préconçue que le handicap ne permet pas d’aller plus loin, mais c’est faux », affirme-t-elle.

Mme Martin souhaite aussi faire de tout ce processus un objet filmé. Le vidéaste Rémi Hermoso va en effet couvrir la première cet automne en France. « J’aimerais faire un film documentaire qui montre le projet artistique, mais aussi tout l’aspect éducatif, et le projet de vie qu’est devenue cette pièce. Ça me permettra aussi de donner davantage de visibilité au projet et de le présenter dans des festivals », explique-t-elle.

Luminescence pourrait voir le jour aussi à Montréal. En tout cas, c’est ce qu’espère la chorégraphe. « J’aimerais refaire le processus ici, mais aussi le développer à d’autres secteurs, tous ceux qui en ont besoin dans le social, le sanitaire, conclut-elle. J’aimerais aussi développer des ateliers pour des artistes sensibles qui s’intéressent à ce genre de processus. »

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