«Les mondes parallèles»: courants de conscience

Les danseuses Louise Bédard (en bleu) et Sarah Williams (en vert) en répétition pour le spectacle «Les mondes parallèles», à l'Agora de la danse
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Les danseuses Louise Bédard (en bleu) et Sarah Williams (en vert) en répétition pour le spectacle «Les mondes parallèles», à l'Agora de la danse

L’une est aérienne, légère, diaphane, présente, hyperprécise. C’est Louise Bédard. Chorégraphe (La démarquise, La femme ovale, Dans les fougères foulées du regard), superinterprète, 30 ans de carrière. L’autre est terrienne, léonine, mordante, présente, superprécise. C’est Sarah Williams, superinterprète (Benoît Lachambre, La La La Human Steps, Jean-Pierre Perreault), 30 ans de carrière. Les deux se retrouvent pour une première fois sur scène, dans une chorégraphie de Catherine Gaudet qui cherche à convoquer, ne serait-ce qu’une seconde, toutes ces vies, ces visages, ces masques, ces personas tapis dans un seul corps.

« Est-ce qu’on vous demande votre âge ? » a demandé Le Devoir à Sarah Williams et à Louise Bédard. « Non, tranche Mme Bédard, pis si tu me le demandes, je vais te mentir. » La question se posait pourtant : dans un art du corps et de la virtuosité comme la danse, où la longévité de la carrière est courte, où souvent les filles passent en série comme des flashs, perdurer, vieillir et avoir les cheveux qui blanchissent tout en continuant à danser sur scène demeure exceptionnel — et donc, politique.

« Ce qui a le plus changé pour moi, par rapport à quand j’étais une jeune danseuse, c’est vraiment la finitude, nomme Louise Bédard. Je ne suis plus jeune, c’est sûr. Jeune, je pouvais faire certaines choses que je ne peux plus faire maintenant, pis j’aurais pas pu faire alors ce que je fais maintenant. »

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Elle poursuit : « Tous les jours, je me dis : “Bon, c’est peut-être la dernière fois que je fais un duo. C’est peut-être la dernière fois que je danse sur scène…” Ces pensées-là sont présentes tout le temps, depuis un petit moment. »

« Ça m’amène à une place… d’humilité… où je veux juste être là… avec ce que j’ai ce jour-là…. si j’ai rien à donner j’ai rien à donner…. Alors je vais essayer d’aller puiser dans une petite case derrière ma tête, une de ces armoires à secrets…. faire circuler les choses, par rapport à l’imaginaire, à ce qui me traverse. Et le travail de Catherine [Gaudet] permet ça. »

Les danses infinies

Sarah Williams, elle, sourit en repensant à « sa jeune manière de danser ». Qu’est-ce qui a changé le plus ? « Le fait de continuer à explorer », lâche-t-elle en anglais après un silence de réflexion. « Maintenant, l’exploration n’est jamais finie. »

« Quand j’étais jeune, j’avais cette impression que je devais arriver à quelque chose de fini, qui ne changerait plus — c’était peut-être les chorégraphes avec qui je travaillais, aussi. Maintenant, il y a de plus en plus de couches, et il s’en rajoute toujours. »

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Cette rencontre sur la scène de l’Agora de la danse, c’est Sarah Williams qui l’a convoquée. Elle voulait danser avec Louise Bédard « parce que ses danses sont nourries d’autres oeuvres d’art, et ça m’intrigue. Et il y a tellement de détails dans ses danses ; et elle a différents caractères, différents personnages qui apparaissent sur scène ».

Bédard, qui a été danseuse pour Catherine Gaudet dans le projet Pluton de La 2e porte à gauche, en 2015, a demandé à son tour à la chorégraphe de composer la partition. Dans les courtes minutes vues en studio, on reconnaît le genre de flux de conscience chorégraphique propre à Gaudet.

Ce qui a le plus changé pour moi, par rapport à quand j’étais une jeune danseuse, c’est vraiment la finitude. Je ne suis plus jeune, c’est sûr. Jeune, je pouvais faire certaines choses que je ne peux plus faire main-tenant, pis j’aurais pas pu faire alors ce que je fais main-tenant.

 

Un flot, qu’elle-même nomme courant, qui permet de faire surgir des figures, des images, des énergies de l’inconscient — qu’il soit collectif, ou ici propre à chacune des danseuses. Et qui fait penser, en version incarnée, complètement physiquement, à un genre de flux de conscience littéraire, tel que pratiqué par Virginia Woolf ou James Joyce.

Qu’est-ce que les deux danseuses d’expérience travaillent, tout particulièrement, dans cette matière mobile ? « Plusieurs choses, et plusieurs choses en même temps, répond Mme Williams. Les ressemblances et les différences. Comment est-ce que des choses différentes coexistent dans un même espace ; comment des gens différents coexistent dans un même espace. La joie. La danse qui fait partie de tout. Trouver la liberté dans une contrainte. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir

Basse continue

Mme Bédard, de son côté, « travaille sur le corps dans un espace quand même cerné. J’ai l’impression des fois que c’est pas moi qui danse ; et j’aime ça ; cette pièce-là est comme une entité en elle-même, qui me permet d’être autre que ce que je peux être quand je danse. Même s’il y a du moi, forcément, il y a aussi… comme un décollement de rétine ».

Ces mots rappelle que Je suis un autre (2012) est une des premières pièces importantes de Catherine Gaudet, qui a signé aussi plus récemment Les jolies choses (2022) et le magnifique L’affadissement du merveilleux (2018). Pour ces deux pièces, comme pour le nouveau Mondes parallèles, Antoine Berthiaume est à la musique, pièce essentielle de ce courant, cette basse continue qui permet aux interprètes de suivre un flot de transformations.

« Ouais, mais ce courant, des fois, il est interrompu, hein », module Louise Bédard. « Même quand il s’interrompt, on sait qu’il y a un autre courant en dessous », ajoute Sarah Williams. « Ah non, des fois, de l’intérieur, moi je ne le sens plus, et je reste accrochée au bord de la falaise et je regarde en bas pour voir où je dois replonger, pour retrouver ce courant, et j’aime ça les pièces qui font ça ; ça crée des beaux paysages. »

« La matière est là, conclut Mme Bédard. Elle nous réunit, cette matière, cet amalgame de plusieurs composants que Catherine [Gaudet] a le don de manier, et qui fait qu’on est sur un terrain évolutif, toujours. » En constante exploration ; avec une certaine idée obsédante de la finitude ; à naviguer dans des mondes parallèles.

Les mondes parallèles

Une chorégraphie de Catherine Gaudet, sur invitation de Sarah Williams. Avec Sarah Williams et Louise Bédard. À l’Agora de la danse, du 17 au 20 mai.

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