La danse à la conquête des écrans

Vickie Grondin, chorégraphe et cinéaste, et Philippe U. del Drago, directeur du Festival International du Film sur l'Art.
Photo: Valerian Mazataud Le Devoir Vickie Grondin, chorégraphe et cinéaste, et Philippe U. del Drago, directeur du Festival International du Film sur l'Art.

Pour une deuxième année de suite, le Festival international du film sur l’art (FIFA) propose une Nuit de la danse, le 16 mars, au théâtre Outremont. Quelques jours après, l’artiste multidisciplinaire Vickie Grondin dévoilera, au théâtre Plaza, son tout dernier projet de danse à l’écran, et Regards hybrides lancera ce printemps une nouvelle plateforme rassemblant des oeuvres canadiennes de cinédanse des années 1960 à nos jours. Une chose est sûre : la danse a toute sa place sur nos écrans.

Wai Shing Lee, Mélanie Demers, Anna Semenova, Emmanuel Jouthe, Zab Maboungou, Diana León… Ils seront nombreux cette année à présenter un film consacré à la danse pour la 2e édition de la Nuit de la danse du FIFA 2023. « On n’a pas eu le choix ! dit en plaisantant Philippe U. del Drago, directeur artistique du FIFA. On a reçu tellement de films de danse de qualité qu’on s’est dit “Allez, on fait une 2e édition”  ! » Après une première tentative « très réussie », M. del Drago est ravi de proposer à nouveau cette soirée « marathon ». Au programme, 28 courts métrages, dont une grande majorité créés ici au Québec, pour une durée totale de six heures. « C’est vraiment l’idée d’un voyage dans la danse, et dans le corps. C’est une aventure. On peut venir, partir, revenir, aller boire un verre, c’est toute une expérience, une grande célébration ! Et puis il y aura aussi des surprises ! » ajoute M. del Drago.

Bien que cet événement ait pris place récemment, cela fait bien longtemps que la danse a envahi nos écrans. En effet, dès les années 1880, l’invention de la chronophotographie offre de nouvelles possibilités, avant même l’arrivée du cinéma. « Eadweard Muybridge a par exemple étudié les mouvements d’un cheval en les présentant plan par plan, tandis que Georges Demenÿ s’est intéressé à la construction et à la déconstruction du geste à partir de sujets humains. C’était des recherches scientifiques et pédagogiques, et non artistiques, mais avec notre regard actuel, ça pouvait ressembler à une chorégraphie », explique Priscilla Guy, artiste, cofondatrice de Regards hybrides et détentrice depuis peu d’un doctorat en cinédanse  de l’Université de Lille, en France. Elle tient d’ailleurs à souligner que de nombreuses femmes pionnières sont à l’origine de la cinédanse. « On peut parler d’Alice Guy dès la fin du XIXe siècle, de l’audacieuse Germaine Dulac dans les années 1920 ou encore de l’emblématique Maya Deren dans les années 1940, dont les travaux marquent un désir de développer une pensée théorique sur la cinédanse en plus de l’expérimenter », observe la chercheuse.

Diplômée de l’École de danse contemporaine de Montréal en 2014, Vickie Grondin s’est rapidement lancée dans l’univers de la réalisation. « J’avais envie de faire rencontrer corps et images en mouvement », se souvient-elle. En 2016, elle créée, avec Carl Beauchemin et Maude Lecours, Flamant, un collectif de films de danse. Une centaine de réalisations plus tard, le trio décide de reprendre des chemins artistiques distincts. Cependant, Carl et Vickie ont envie de clore l’aventure Flamant « avec une réalisation plus symbolique, personnelle, réfléchie et filmée sans impératifs contractuels ». De 2019 à 2023, ils travaillent donc ensemble sur ce qui deviendra le court métrage Ce qui subsiste.

Décloisonner et diversifier

Lorsqu’elle a cofondé Flamant, Vickie Grondin cherchait à combiner ses passions personnelles, mais aussi à « démocratiser la danse ». « Filmer la danse permet de l’introduire à de nouveaux publics, mais aussi la montrer sous de nouvelles formes. On peut sortir du studio, aller hors de la scène, dans divers environnements… », pense celle qui poursuit désormais une maîtrise en arts visuels à l’Université du Québec à Montréal.

Même constat de la part de Priscilla Guy, qui travaille dans le milieu de la cinédanse depuis plus de dix ans maintenant. « C’est rare, encore aujourd’hui, que les gens sachent vraiment ce que c’est, mais quand ils en voient, ils se sentent familiers. Ils sont habitués aux écrans et connaissent les codes du cinéma, donc même avec une oeuvre chorégraphique pointue, l’accès peut être plus facile. Il y a un gros travail de démocratisation de la danse à faire encore de nos jours, mais la cinédanse, ça aide », ajoute-t-elle. Cette vision est aussi partagée par M. del Drago qui pense que le cinéma est un « bon média pour rendre un art plus accessible ». « L’an dernier, la Nuit de la danse a attiré oui le milieu de la danse, mais aussi les amoureux de cinéma, des personnes âgées, des familles, des gens curieux ! » se souvient-il.

Plusieurs formats de cinédanse se sont aussi développés au fil du temps. « Il y a une tendance récente où les réalisateurs sont présents, aux côtés des chorégraphes dès le début du processus. Le corps est alors mis en espace pour être filmé. Il n’y a plus de quatrième mur, c’est intéressant », raconte celui qui est à la tête du FIFA depuis 2018. Ainsi, il explique qu’au départ, les films de danse proposés au Festival étaient principalement des captations de spectacles. Or, c’est moins le cas aujourd’hui. Priscilla Guy aime d’ailleurs à rappeler que, dans l’histoire du cinéma, la danse a pris « toutes sortes de formes ». « Ce qui est le plus connu du grand public, ce sont les succès hollywoodiens des années 1930 avec Fred Astaire et Ginger Rogers, ou encore de célèbres adaptations cinématographiques de spectacles dans les années 1990, comme Rosas danst Rosas, d’Anne Teresa De Keersmaeker. Mais en parallèle à ça, dès le début du 7e art, un travail plus expérimental avait aussi lieu, et plusieurs styles de danse ont été explorés », explique-t-elle.

Vickie Grondin parle d’ailleurs de son film comme d’une hybridation entre la fiction et la danse. « Cette frontière poreuse nous amène à rejoindre un public plus large. Au-delà du genre, ce qui nous intéressait, c’était les valeurs du film, évoquer que l’humain fait intrinsèquement partie du vivant », explique-t-elle. En effet, Ce qui subsiste a été tourné aux Îles-de-la-Madeleine, et l’origine du projet a pris racine juste après l’ouragan Dorian. « On voulait prendre part au discours environnemental en mettant le protagoniste, Sovann Rochon-Prom Tep, en dialogue avec certains changements climatiques côtiers, tels que la montée des eaux et l’accélération de l’érosion », poursuit-elle.

« L’un ne remplace pas l’autre »

Selon les trois intervenants, le film de danse et la scène sont complémentaires. « Quand on voit un film de danse, on a envie d’aller au spectacle. L’un ne remplace pas l’autre », pense M. Del Drago.

Pour Mme Grondin, la réalisation ouvre une autre fenêtre sur une oeuvre de danse. « Pouvoir diriger le regard, réfléchir sur le montage des images, etc., ça permet de renforcer des imaginaires, de sublimer des idées », dit-elle. De plus, elle pense que la danse à l’écran est une tout autre expérience que l’art vivant. « Il y a une possibilité d’intimité quand l’oeuvre entre dans une maison. Devant un spectacle, on vit d’autres choses grâce aux corps qui sont dans leurs chairs, présents physiquement. La proximité est différente », ajoute-t-elle.

De plus, selon la cofondatrice de Regards hybrides Priscilla Guy, filmer la danse permet aussi de garder une trace. « On a essayé de consigner la danse, de la noter, mais l’image, la vidéo demeurent souvent les outils les plus efficaces, conclut-elle. Le cinéma est fait d’images en mouvement, et la danse, c’est du mouvement, donc c’est tout naturel que l’un et l’autre s’attirent. » 

La Nuit de la danse

Au théâtre Outremont, le 16 mars.

Ce qui subsiste

De Vickie Grondin. Au théâtre Plaza, le 24 mars.

Regards hybrides

Lancement de la Collection de ciné-danse canadienne de 1960 à aujourd’hui. Sortie prévue ce printemps.

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