L’espoir et la liberté en mouvements, selon Françoise Sullivan

«Danse dans la neige», 1948, performance de Françoise Sullivan, photo de Maurice Perron. Image tirée de l’album conçu par Françoise Sullivan en 1977, © Françoise Sullivan, droits d’auteur Arts visuels-CARCC, 2023
Photo: Photo fournie par la Galerie Simon Blais «Danse dans la neige», 1948, performance de Françoise Sullivan, photo de Maurice Perron. Image tirée de l’album conçu par Françoise Sullivan en 1977, © Françoise Sullivan, droits d’auteur Arts visuels-CARCC, 2023

On connaît aujourd’hui Françoise Sullivan surtout comme artiste visuelle. Pourtant, son influence sur la danse québécoise contemporaine est majeure, sinon magistrale. Depuis son manifeste dans Refus global elle est l’unique femme à y signer un texte, le seul sur la danse —, depuis sa classique pièce in situ Danse dans la neige (illustrée en une) et son travail au Groupe Nouvelle Aire, Sullivan est une pionnière. Une « mère de liberté », comme le dit le chorégraphe Paul-André Fortier.

Venue à la danse et formée d’abord en classique par Gérald Crevier (1912-1993), Françoise Sullivan trouve sa direction vers la danse moderne lors de son séjour à New York, en dansant auprès de Franziska Boas. De retour à Montréal, auprès des automatistes, elle forme avec les autres femmes un sous-groupe. Elles travaillent, discutent, pensent ensemble, et ont une grande influence les unes sur les autres — avec Françoise Riopelle, Jeanne Renaud et sa soeur Thérèse.

« La danse, essentiellement le fait des femmes dans le groupe, a été pour elles le mode d’expression qui leur permit de trouver leur autonomie et leur amplitude d’artistes, et d’avoir une certaine forme de reconnaissance », explique Josiane Fortin, chercheuse en danse à l’UQAM.

En 1947, Françoise Sullivan obtient la permission de squatter la Maison Ross, rue Peel à Montréal, qui sert alors à l’armée canadienne. Elle fait du mess des officiers son studio de danse quand elle le veut, sauf les deux jours de la semaine où le lieu retrouve son usage pour l’armée.

C’est là qu’elle présentera, en avril 1948, Récital de danse, avec Jeanne Renaud. Jean Paul Riopelle est à la régie, Jean-Paul Mousseau a fait certains costumes et Maurice Perron est aux éclairages. Claude Gauvreau y lit un texte de Thérèse Renaud pour une chorégraphie titrée Moi je suis de cette race rouge et épaisse qui frôle les éruptions volcaniques et les cratères en mouvement.

Pierre Mercure joue du piano, Gérard Gagnon, de la trompette. Françoise Riopelle est aussi là. Le père de Mme Sullivan est fait maître de cérémonie. Beaucoup de beau monde, quoi. Le Récital dure une heure et demie. Jeanne Renaud signe trois pièces, Sullivan, cinq, dont Dédale, Black and Tan Fantasy et Dualité, qu’elles dansent toutes les deux. Cette dernière chorégraphie expose la « double personnalité d’une même personne, et chacune joue la part d’ombre de l’autre. L’une porte une robe claire, l’autre, une robe foncée », raconte Mme Fortin.

« On s’éloigne là de l’idée qu’une chorégraphie doit être structurée ou terminée. Elles y incluent de l’improvisation, beaucoup de mouvements circulaires et instinctifs, pour exprimer les sensations intérieures », rappelle Mme Fortin.

Le style, poursuit l’historienne, est précurseur de la danse somatique d’aujourd’hui. Il était basé alors sur le ressenti et les émotions qui veulent jaillir. Toute cette soirée « est aujourd’hui considérée comme un événement audacieux pour la danse contemporaine au Québec. C’est un moment charnière », comme l’a écrit Claude Gosselin en 2020 pour le Centre international d’art contemporain de Montréal.

Trois de ces oeuvres connaîtront un avenir soutenu, ayant été reprises plusieurs fois au fil des années : Déformité, de Jeanne Renaud, puis Dualité et dale de Françoise Sullivan. Cette dernière, basée sur la respiration, le balancier des bras, la nécessité intérieure, en silence, sera reprise par exemple en 1978 par la jeune Ginette Laurin, celle d’avant O Vertigo, et en 2008 par Mario Côté.

L’influence d’une danse

Mais « la pièce la plus automatiste de Sullivan, c’est Danse dans la neige », dit Josiane Fortin. C’est aussi certainement la plus connue. À l’extérieur, sur un terrain irrégulier, Sullivan improvise dans l’environnement, sous l’inspiration du moment présent.

« À l’époque, la danse in situ n’était absolument pas développée, et le lien entre l’art, la danse et l’environnement n’avait pas été du tout pensé au Québec. » Par la suite, plusieurs événements ont fait revivre cette oeuvre — reconstitution, transmission, recréation ; que ce soit par le film Les saisons Sullivan en 2007 ou par la version queer de Luis Jacob la même année, ou encore par une table ronde en 2016. « La pièce a eu un grand impact aussi parce qu’elle a eu une chaîne de documentation et de réactivation. »

Plus tard, fin 1970, la contribution de Françoise Sullivan au Groupe Nouvelle Aire sera aussi très importante. L’artiste « aura un solide impact sur la première génération des chorégraphes indépendants du Québec : Daniel Léveillé, Paul-André Fortier, Ginette Laurin, Michèle Febvre, Daniel Soulières ». Elle les a côtoyés et a créé des oeuvres avec eux, les a inspirés, ajoute Josiane Fortin.

Les derviches tourneurs ont aussi beaucoup inspiré Françoise Sullivan pour ses danses, selon l’analyse de Mme Fortin. « La figure du cercle revient. Dans La danse et l’espoir, elle cite aussi les féticheurs, les bateleurs. Je pense que toute communauté archaïque l’inspirait. Elle cherchait une certaine spiritualité par l’art, pas liée à une religion, mais universelle, liée au cosmos. » Une danse qui est plus que de la danse, en quelque sorte.



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