«La traversée du siècle»: seuls ensemble

Au centre de la fresque, qui contient quelque 75 personnages, on aperçoit les héros de Michel Tremblay qui entrent en scène les uns après les autres.
Marlène Gélineau Payette Au centre de la fresque, qui contient quelque 75 personnages, on aperçoit les héros de Michel Tremblay qui entrent en scène les uns après les autres.

Marchant dans les traces de son père, qui a donné au théâtre québécois Vie et mort du roi boiteux, une épopée inoubliable, aussi vaste que truculente, Alice Ronfard a réalisé à partir de l’oeuvre romanesque et théâtrale de Michel Tremblay une synthèse qui galvanise. Totalisant douze heures, avec les entractes et les repas, La traversée du siècle est une somme, un grand oeuvre articulé autour de Victoire, Albertine et Thérèse, la grand-mère, la fille et la petite-fille, les trois principales figures féminines d’un prodigieux corpus que la metteuse en scène considère à juste titre comme étant dépositaire d’une « mythologie du Québec moderne ».

Puisant essentiellement dans La diaspora des Desrosiers et les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, la créatrice a aussi retenu certains passages du Peintre d’aquarelles et de Victoire !, sans oublier d’emprunter à des pièces majeures, comme Albertine, en cinq temps, En pièces détachées et Sainte Carmen de la Main. Présentée une première fois à l’Espace libre en août 2022, puis adaptée en un balado de 45 épisodes offert sur OHdio, la lecture-spectacle, probablement le plus bel hommage rendu à la grande richesse des écrits de Tremblay, une oeuvre colossale dont l’hybridité n’a d’égale que la cohérence, effectue cet automne une tournée dans sept théâtres montréalais, une aventure pas banale qui se poursuivra jusqu’à l’été 2024. Mentionnons que le texte vient d’être publié chez Leméac.

Tragique lignée

 

Ils sont tous au rendez-vous. Comme des oiseaux qu’on libère, les héros de Michel Tremblay entrent en scène les uns après les autres. Au centre de la fresque, qui contient quelque 75 personnages à la fois seuls et ensemble, on aperçoit : d’abord Josaphat et Victoire, frère et soeur coupables de la faute originelle, ceux dont les amours incestueuses sont à l’origine de la malédiction qui plane sur cette tragique lignée, puis Albertine, leur fille rongée par la colère, et finalement Thérèse et Marcel, ses enfants, à la fois indomptables et torturés. Autant de destins maudits que Florence, Mauve, Rose et Violette, ces chères tricoteuses, observent avec une tendresse infinie, une mémoire phénoménale.

Grâce à un décor composé de quatre grandes tables et quelques chaises (Gabriel Tsampalieros), à des éclairages réinventant l’espace (Julie Basse) et à une bande sonore sensible (Joris Rey), les vingt interprètes, réjouissant assemblage de chevronnés et de novices, évoquent les lieux et les époques. Du matin au soir, guidé par un narrateur hors pair (Emmanuel Schwartz), soulevé par la choralité extraordinaire de l’ensemble, cette écoute mutuelle, cette complicité flagrante, ce dynamisme contagieux, le public chemine tout naturellement de 1900 à 2016, de Duhamel à Montréal en passant par Ottawa et la Saskatchewan.

Le coup de génie d’Alice Ronfard, c’est sans aucun doute d’avoir, d’une partie à l’autre, confié le même rôle à plusieurs interprètes. Non seulement le procédé campe la convention, le caractère éminemment théâtral, événementiel, artisanal et en quelque sorte contemporain de cette lecture-spectacle où les comédiens jouent le plus souvent texte à la main, mais il permet aussi de faire apparaître toute la complexité des protagonistes, leurs multiples facettes, leurs fascinants paradoxes.

Au sein de cette solide distribution, Rachel Graton et Alex Bergeron impressionnent tout particulièrement. Elle est d’abord une Victoire jeune et amoureuse, puis une Thérèse incandescente, dévorée par la vengeance. Il est premièrement Josaphat, le violoneux qui a la lourde tâche de mettre la lune au monde chaque nuit, puis Marcel, lancé derrière ses lunettes noires dans une description fiévreuse de sa relecture bien personnelle du Jugement dernier. Les performances de Céline Bonnier, Dany Boudreault, Francis Ducharme, Eve Gadouas, Roger La Rue, Évelyne Rompré et Marie-Hélène Thibault achèvent de rendre inoubliable ce périple sans pareil.

La traversée du siècle

Adaptation, mise en scène et dramaturgie : Alice Ronfard à partir de l’oeuvre de Michel Tremblay. Une production déléguée du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Une production exécutive de Dumont St-Pierre. En 2023 : à l’Espace libre le 2 septembre. En 2024 : à La Licorne le 20 avril, au Quat’Sous le 25 mai, au Rideau vert le 8 juin, au théâtre Duceppe le 15 juin et au TNM le 29 juin.

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