«Ultraviolet»: la belle zone grise du changement

Une répétition du spectacle « Ultraviolet » au studio des Grands Ballets à Montréal, le 18 avril
Photo: Valentine Alibert Le Devoir Une répétition du spectacle « Ultraviolet » au studio des Grands Ballets à Montréal, le 18 avril

La soirée contemporaine Ultraviolet des Grands Ballets canadiens de Montréal (GBC) a dévoilé des couleurs autres que les brillants roses qui l’annonçaient. Les pièces de Kristen Céré, Lesley Telford et Cass Mortimer Eipper forgent un programme aux propos et aux tonalités plus sombres, plus sérieuses, plus critiques et (un peu) plus égalitaires, jusque dans les saluts, que ce à quoi les GBC ont habitué leur public. Une belle soirée, en noir, blanc et dégradés, comme une de ces traversées dans les zones grises qui peuvent engendrer le changement.

Ultraviolet est d’une uniformité étonnante. Dans les couleurs, les tons et les ombres de trois des quatre pièces présentées. Dans les propos plus lourds, plus oppressants — la déconnexion aux autres, la difficulté de répondre aux normes (à l’uniforme, « à la robe »), l’aliénation. Dans la musique (« tiens, encore du Purcell… »). Dans les costumes, plus habillés, qui suivent bien les mouvements.

Déséquilibre délectable, de Kristen Céré, est le coup de cœur. Avec des gestes lancés, des « glissades-chaussettes » qui déménagent les danseurs latéralement sur le plancher, de petites frénésies des mains et des compositions de groupe habiles, la pièce est un écho aux mouvements internes et externes de cette vieille dame irrésistible aux cheveux blancs — la grand-mère de la chorégraphe, mais on s’ennuie des programmes papier pour le savoir in situ — qui apparaît filmée en gros plan, et parle, et délire, et bouge bellement.

Cette pièce provoque chez le spectateur à longue mémoire des flash-back de 1990, de grands moments de Jean-Pierre Perreault, d’O Vertigo, même de La La La. Les danseurs s’y jettent magnifiquement. On se questionne sur les durées, les musiques et tableaux écourtés, qui donnent une petite impression de zapping : tout est là, chorégraphiquement ; mais les effets n’ont pas le temps d’atteindre les affects. Chapeau aux éclairages de François Chirpaz. Les lampes qui montent et descendent du plafond compressent et diluent dans leur mouvement la chaleur, le point focal, la densité, et le propos.

Femmes fortes

Le début de la chorégraphie de Lesley Telford, Beguile, vise juste. On a beaucoup aimé voir Maude Sabourin s’incarner là autrement, dans ce personnage de femme puissante, aux muscles qui forcent, lourds de leur lourdeur de vrai travail, qui refuse d’entrer dans le moule et la robe imposée. La critique féministe rafraîchit, ici. Mais la trame de l’écriture se dilue ici et là, emportant avec elle les belles tensions qui s’étaient posées dans les premiers instants.

Substrat, de Cass Mortimer Eipper, est un autre beau moment. Le décor de Marija Djordjevic est magistral, et permet aux danseurs d’exploiter une verticalité différente en « grimpant au mur ». On aurait aimé que ce soit plus exploité. Au cœur de la pièce, un duo, admirablement dansé au soir de la première par Célestin Boutin et Yui Sugawara, tous deux en connivence contagieuse et en plaisir visible de danser, sur un extrait de Carmen, qui se termine par une ironique utilisation d’applaudissements enregistrés.

Les moments de groupe sont très, très efficaces, au point qu’on les sent trop courts. Reste des trous d’air, tableaux moins réussis, et une courbe narrative un peu à cloche-pied, symptômes souvent de compositions qui ont besoin de mûrir encore.

Les GBC continuent de laisser certains de leurs danseurs tâter de la chorégraphie. Cette initiative-laboratoire instaurée par Ivan Cavallari est une occasion pour les interprètes qui s’y lancent et pour les spectateurs, qui peuvent se lier ainsi autrement. Roddy Doble signe un pas de deux que la salle a, de façon clairement audible, adoré.

Ultraviolet est une soirée des GBC tout en contemporain. Sans pointes. Sans exhibitionnisme des corps et des peaux — les costumes étaient couvrants. Aux propos plus sérieux, plus actuels. En sortant de la salle, en entendant les commentaires fuser, on sentait des spectateurs décontenancés — peut-être pas déçus, certainement pas repus en leurs attentes. C’est probablement une illustration du grand défi des GBC : satisfaire un public important, attaché, fidèle et vieillissant, affamé de la tradition et des types et stéréotypes qui viennent avec. Tout en se remettant en phase sur les plans artistique, esthétique, et pourquoi pas ? politique avec la création contemporaine actuelle.

Ultraviolet

Chorégraphies de Kristen Céré, Roddy Doble, Lesley Telford et Cass Mortimer Eipper, commandées et dansées par les Grands Ballets canadiens de Montréal. À la Place des Arts, jusqu’au 6 mai.

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