«INK»: les eaux de son père

« INK » de Dimitris Papaioannou
Photo: Julian Mommert « INK » de Dimitris Papaioannou

Le chorégraphe grec Dimitris Papaioannou, formidable en composition visuelle, est de retour à l’Usine C. INK, un duo d’hommes, pourtant loin d’être une petite forme tant son apanage technique est majeur, écaille comme le ferait un poissonnier une relation père-fils, peut-être maître-élève. Métaphores, plongées dans l’inconscient — tout est, pour vrai, très mouillé… —, l’oeuvre joue encore sur l’iconographie occidentale. On retrouve les outils de Papaioannou, et la maîtrise qu’il en a.

C’est le son, d’abord, qui perce l’obscurité marquant le début du spectacle. Le son de l’eau, d’un jet d’eau. Et le rideau s’ouvre sur un arc de gouttes, qui fend latéralement tout le noir de la scène, attrape la lumière en parcelles, et retombe sur la tête penchée d’un homme, de dos, tout de noir vêtu, absolument trempé.

On l’avait vu dans le formidable Great Tamer, passé à Montréal en 2019 : Papaioannou fait un genre de théâtre muet d’objets, de multiples objets. Il compose une multitude d’images, passant par les archétypes, les clichés, et même par du cabotinage visuel que son talent fait pardonner.

Dans INK, les accessoires sont plus neutres. En utilisant un boyau d’arrosage, de l’eau, un bocal de verre, une plaque de plastique, un tissu en forme de poulpe, le bruit qu’ils font comme seule musique, les deux interprètes inventent une série d’intelligents jeux d’enfants où les notions fondamentales de la physique — poids, démarrage, accélération et arrêt d’un mouvement, équilibre ou renversement, chute, vide et plein — deviennent du matériau chorégraphique. Les images ainsi construites prennent plusieurs sens, laissent celui que le spectateur y voit s’y apposer.

Les contrastes bruts et la binarité font partie des thèmes : l’homme mûr tout de noir vêtu constamment présent et le jeune homme nu qui apparaît et disparaît, comme un fantôme ou un espoir. Ils sont père et fils, certainement. Amants, parfois. Maître et élève, maître et esclave. Les gestes et mouvements sont utilitaires, ou de survie, sans fioritures : déplacer les objets, leur imprimer un mouvement, se débattre contre l’autre.

Ce qu’un théâtre peut accueillir

Et c’est un show de grosse technique, qui pousse les limites d’un théâtre. De l’eau coule, en grande quantité ; on se promène sous le plancher ; on fait résonner les murs. Il y a une beauté pragmatique et touchante à voir un théâtre, ici l’Usine C, servir ainsi la création d’un imaginaire et de ses exigences, déployer ses possibilités matérielles. C’est spectaculaire. C’est rare, en danse, au Québec.

La composition des images d’INK se bâtit, elle aussi, d’une manière technique. Les accrocs parfois sont touchants, plus tard minent le rythme. La première partie est magistrale. Mais la grande créativité visuelle à laquelle on assiste n’échappe pas, surtout en deuxième partie, où le ton change beaucoup, au verbiage.

Le décalage entre ces deux chapitres provoque une impression de légère chute libre. Et alors que le spectacle avance se multiplient les moments où les images produites, toujours efficaces, ne parlent pas.

Et le changement de ton est radical. Musique forte, lumières rouges, outrances relationnelles, recherche de domination, on passe presque au grotesque. Si on adhère moins à ce développement narratif, on aime voir une relation père-fils jouer de débordements, d’outrance et de démesures. Ça aussi, c’est rare, alors qu’on ne compte plus les représentations de relation mère-enfant excessive.

Ces bémols ne gâchent pas le plaisir. Dimitris Papaioannou s’inscrit parmi les grands compositeurs d’images scéniques de notre époque, de la trempe des Crystal Pite et Romeo Castellucci, à sa manière. INK est du bon spectacle. Allez-y.

INK

Une chorégraphie de et avec Dimitris Papaioannou, avec Šuka Horn. À l'Usine C, jusqu'au 5 mars.

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