«A Haunting in Venice»: les fantômes d’Hercule Poirot

Kenneth Branagh, qui reprend le rôle d’Hercule Poirot, a judicieusement mis de côté son approche « superhéroïque ». Pas de cabrioles ni de scènes de combat pour le détective belge, et davantage de ses fameuses « petites cellules grises ».
20th Century Studios Kenneth Branagh, qui reprend le rôle d’Hercule Poirot, a judicieusement mis de côté son approche « superhéroïque ». Pas de cabrioles ni de scènes de combat pour le détective belge, et davantage de ses fameuses « petites cellules grises ».

Publié en 1969, soit dans les dernières années de la vie d’Agatha Christie, Hallowe’en Party, ou La fête du potiron en français, est l’un de ses romans les plus sombres, voire glauques. Ceci expliquant peut-être cela, l’accueil initial fut tiède. Depuis, cette aventure du détective Hercule Poirot a pris du galon. Et voici qu’après avoir porté au grand écran Murder on the Orient-Express (Le crime de l’Orient-Express) et Death on the Nile (Mort sur le Nil), deux des titres les plus célèbres de la reine du crime, Kenneth Branagh a jeté son dévolu sur ce titre méconnu, qu’il a d’ailleurs rebaptisé. Encore moins fidèle que ses précédentes adaptations, A Haunting in Venice (Mystère à Venise) s’avère, paradoxalement, sa plus réussie.

Pour autant, on regrettera d’emblée un souci évident d’édulcoration de l’intrigue originale, qui, pour mémoire, débutait par le meurtre d’une enfant. Rien de tel ne survient dans le film de Branagh, qui s’en tient à des victimes adultes, diluant l’impact psychologique du récit. Il faut savoir qu’à l’époque, Agatha Christie voulait ainsi témoigner de sa consternation face à un monde de plus en plus cruel.

Ce n’est là que l’un des très, très nombreux changements apportés par Kenneth Branagh et le scénariste Michael Green, déjà scénariste de Murder on the Orient-Express. Jadis campée dans les manoirs et les jardins anglais chers à la romancière, l’intrigue se transporte ainsi en Italie dans la ville lagunaire, où Hercule Poirot s’est muré dans une retraite butée.

Mais le voici qui se laisse convaincre d’assister à une séance de spiritisme dans une demeure vénitienne supposément hantée, et où, comme il se dit, un premier puis un second meurtre seront commis. Tandis qu’une tempête fait rage au-dehors, les suspects prisonniers de l’endroit appréhendent les conclusions de Poirot.

La surprise Tina Fey

 

Qui a lu le roman remarquera d’entrée de jeu que des pans entiers de l’histoire originale ont été escamotés au profit de nouveaux développements. De la même manière, plusieurs personnages ont été éliminés et remplacés par des variations inédites. C’est plus qu’un brassage de cartes : c’est une refonte complète (contrairement à l’adaptation télévisuelle pour la série Poirot, en 2010).

Pour maintes raisons, le résultat s’avère fort divertissant, même pour les amoureuses et les amoureux de l’oeuvre de Christie (j’en suis depuis l’enfance). D’abord, Kenneth Branagh, qui reprend le rôle d’Hercule Poirot, a judicieusement mis de côté son approche « superhéroïque » (sans doute un vestige de son film Thor chez Marvel). Pas de cabrioles ni de scènes de combat pour le détective belge, et davantage de ses fameuses « petites cellules grises ».

À ce propos, les extraordinaires facultés intellectuelles de Poirot ne sont jamais aussi bien mises en valeur que lors de ses échanges avec son amie Ariadne Oliver, une autrice de romans policiers par l’entremise de laquelle Agatha Christie se moquait un peu d’elle-même. Un choix « champ gauche » pour ce rôle, Tina Fey (qui succède à la formidable Zoë Wanamaker dans la série télévisée) se révèle absolument savoureuse, son débit rapide étant à l’évidence inspiré de celui de Katharine Hepburn dans ses comédies des années 1930-1940. Branagh et elle partagent une « chimie » inattendue.

Baroque et énergique

 

Surtout, le film est une splendeur sur le plan visuel. Délaissant, et on lui en sait gré, le vernis clinquant et les panoramas en imagerie numérique au rendu artificiel de ses deux précédentes adaptations, Branagh filme Venise, la vraie, avec un merveilleux sens du macabre. Il est vrai qu’avant lui, Aldo Lado, avec Qui l’a vue mourir ?, Nicolas Roeg, avec Don’t Look Now (Ne vous retournez pas), et Brian De Palma, avec Obsession, ont su montrer combien la cité des Doges peut être lugubre.

Photo: 20th Century Studios

Il se dégage de chaque plan de A Haunting in Venice une impression de sinistre déliquescence. Avec leurs masques blancs et leurs robes noires, les gondoliers semblent plus enclins à emmener leurs passagers dans l’au-delà qu’à destination.

Dans la villa naguère luxueuse, à présent décatie, on sent la moisissure et les malheurs d’antan. Couleurs fanées, patines et trompe-l’oeil servent d’écrin aux cogitations de Poirot (les remarquables décors ont été construits dans les mythiques studios de Pinewood). Perspectives exagérées, lignes d’horizon obliques, gros plans croqués au grand-angle, contre-plongées spectaculaires, etc. : pour une fois, la propension du cinéaste aux effets de caméra tape-à-l’oeil apparaît justifiée.

Baroque, pleine de panache, sa mise en scène est au diapason de sa relecture énergique.

 

Une relecture certes libre au point de ne plus guère ressembler à la source, mais qui n’en est pas moins agréable pour le regard et les méninges — ou plutôt, pour les « petites cellules grises ».

Mystère à Venise (V.F. de A Haunting in Venice)

★★★ 1/2

Drame policier de Kenneth Branagh. Avec Kenneth Branagh, Tina Fey, Camille Cottin, Kelly Reilly, Michelle Yeoh, Jamie Dornan, Jude Hill. États-Unis, 2023, 104 minutes. En salle dès le 15 septembre.

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