«El Conde»: Pinochet le vampire

Pablo Larraín dépeint Pinochet en vampire aigri de 250 ans luttant contre toutes les révolutions depuis la Révolution française.
Netflix Pablo Larraín dépeint Pinochet en vampire aigri de 250 ans luttant contre toutes les révolutions depuis la Révolution française.

Passé maître dans l’art des films biographiques, Pablo Larraín réinvente le genre avec El Conde, son oeuvre la plus énigmatique à ce jour. Pour les 50 ans du coup d’État d’Augusto Pinochet, le cinéaste dépeint le dictateur en un vampire aigri de 250 ans qui, immortel, ne demande qu’à mourir. Peu convaincante dans son traitement de l’histoire politique chilienne, cette savoureuse comédie absurde demeure néanmoins une allégorie efficace sur la fragilité de nos démocraties.

« El Conde » (Le Comte). Pinochet était parfois surnommé ainsi par ses partisans, qui souhaitaient l’ennoblir. Or, le portrait qu’en fait Larraín dans son film est peu flatteur.

Le cinéaste retrace d’abord la vie du personnage à l’aide d’une longue introduction explicative. Une voix hors champ à l’improbable accent britannique — dont l’identité est révélée à la toute fin — nous apprend que Pinochet est né « Pinoche », enfant vampire ayant atterri dans un orphelinat de Paris à l’époque de la Révolution française. Fidèle sujet de Louis XVI, bien que déserteur de son armée, il jure de le venger en luttant « contre toutes les révolutions » lorsqu’il assiste à l’exécution de Marie-Antoinette.

Immortel, donc, Pinoche simule un jour sa propre mort et vagabonde anonymement d’un pays à l’autre. Combattant successivement les forces révolutionnaires d’Haïti, de Russie et d’Algérie, il s’installe finalement au Chili, « ce pays de paysans orphelins », où il est renommé Pinochet, et tente de « devenir roi ». On connaît la suite.

Larraín hors des sentiers battus

Le cinéaste résume à gros traits les années de la dictature pour raconter essentiellement les déboires de Pinochet après sa mort — elle aussi simulée, bien sûr, en 2006. On retrouve ainsi le protagoniste à notre époque, désabusé, reclus dans le désert avec sa femme. Déçu de ses concitoyens « ingrats » qui entachent désormais sa réputation et talonné par ses héritiers qui en veulent à son héritage, il n’a plus qu’un souhait : mourir, une bonne fois pour toutes.

Il fallait probablement s’attendre à ce que Larraín s’intéresse à l’héritage de Pinochet à l’occasion du 50e anniversaire du coup d’État où il a renversé le gouvernement démocratiquement élu du président socialiste Salvador Allende. Après tout, Larraín avait réalisé une trilogie sur la dictature, culminant avec No (2012), sur le référendum qui a mené à la restauration de la démocratie en 1988.

D’un point de vue esthétique, cependant, rien dans sa filmographie ne laissait présager un tel ovni. S’il renoue ici avec l’humour de Neruda et l’ambition d’une étude de personnage torturé à la Spencer, le cinéaste explore le fantastique et l’uchronie comme jamais auparavant. De fait, son film se révèle complètement absurde, mais demeure truffé de références historiques et de commentaires sociopolitiques réfléchis, intelligemment ficelés dans un scénario dense, littéraire, digne de son prix à Venise.

Mélange des genres

Larraín oscille aisément entre la comédie et le drame. Il passe de scènes très drôles, où, par exemple, Pinochet s’envole avec sa cape et son habit militaire afin de sucer le sang de nouvelles victimes, à de grands moments de poésie. On pense à la magnifique chorégraphie d’une jeune soeur qui, lorsqu’elle comprend qu’elle est devenue vampire, s’envole et se réjouit de sa jeunesse éternelle en dansant dans le ciel avec la grâce d’une ballerine.

La grande beauté de moments comme celui-ci est surtout redevable à la trame sonore envoûtante du film ainsi qu’à sa direction photo impeccable, marquée par un noir et blanc contrasté, de superbes compositions et des corps en mouvement filmés en grand-angle rappelant presque le style de Béla Tarr.

On regrette seulement que Larraín n’ait pas davantage approfondi ses réflexions sur le climat de peur qui régnait au Chili pendant la dictature. Certes, il traite des violences commises lors du régime de Pinochet et des scandales de blanchiment d’argent qui l’ont suivi toute sa vie, mais il reste en surface. On se surprend par ailleurs à trouver le personnage sympathique, au début du film, tellement le ton est candide. Mais les dernières scènes justifient amplement cette approche et révèlent un délicieux dénouement qu’on ne saurait divulgâcher ici.

El Conde

★★★ 1/2

Comédie satirique fantastique de Pablo Larraín. Avec Jaime Vadell, Paula Luchsinger, Alfredo Castro, Gloria Münchmeyer, Diana Mercado Armenta et Amparo Noguera. Chili, 110 minutes. Sur Netflix dès le 15 septembre.

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