«Une civilisation de feu»: repenser notre identité fossile

L’essayiste Dalie Giroux se demande comment vivre autrement en société dans son nouvel essai.
Photo: Jake Wright Le Devoir L’essayiste Dalie Giroux se demande comment vivre autrement en société dans son nouvel essai.

« Si certains peuples peuvent dire qu’ils sont le peuple du caribou ou le peuple du poisson blanc, parce qu’ils vivent de ces animaux, nous, les industrialisés de tout acabit, nous sommes le peuple des explosifs. Et on est en train de se faire sauter. »

Cette phrase-choc, écrite par Dalie Giroux en ouverture de l’essai Une civilisation de feu, pourrait sonner comme un avertissement, ne serait-ce que des effluves de feu de camp qui traversent Montréal à l’écriture de ces lignes, et de la teinte orangée d’un ciel dont l’éclat du soleil, estompé par des volutes de fumée, n’a plus rien d’éblouissant.

De la Côte-Nord à la Mauricie, en passant par le Saguenay–Lac-Saint-Jean, le Québec brûle, en proie à des feux de forêt d’une férocité inégalée, décimant des centaines de milliers d’hectares sur leur passage. Ces phénomènes météorologiques extrêmes propulsés par les changements climatiques seront amenés à se multiplier au cours des prochaines années.

Pourtant, les actions tardent à se manifester. « La crise climatique a été théorisée, analysée, expliquée par la science, souligne Dalie Giroux. On connaît la solution, on sait qu’on doit transformer radicalement notre mode de vie et on a une idée très claire de la direction à prendre. Pourtant, on ne bouge pas. C’est sur cette inaction que je souhaitais mener enquête. »

Identité matérielle et fossile

À travers Une civilisation de feu, l’essayiste explore cette réaction collective de déni et d’impuissance, et trouve dans la montée de l’extrême droite la révolte antiraciste et les crispations identitaires des échos de notre réponse à la crise environnementale qui se déploient dans la défense et la volonté de préservation du mode de vie occidental.

« L’identité québécoise et occidentale est avant tout matérielle. Il est attendu que chacun d’entre nous possède une maison et une voiture, que chacun d’entre nous se nourrisse en achetant des aliments industriels à volonté à l’épicerie, et prenne chaque année des vacances en avion. Aujourd’hui, alors qu’on ne peut plus nier la menace climatique — en trois mois au Québec, on a connu un épisode de verglas, des inondations, de la sécheresse et des feux de forêt — la stratégie de la CAQ consiste à préserver notre mode de vie en se positionnant dans le marché de la conversion, de l’énergie verte. On s’entend pour dire qu’on va continuer comme avant, mais à l’électricité. »

Cette solution est pour Dalie Giroux indissociable du maintien du colonialisme comme modèle d’opération mondiale. « Ça veut dire qu’on continue de piller l’Afrique, ce Klondike de ressources pour la transformation du monde, on continue d’approfondir les inégalités basées sur la race. On désigne des boucs émissaires — les wokes, les immigrants, les noirs extrémistes, les drag queens — toute une série de personnages apparus dans l’imaginaire collectif ces dernières années, et qui forment une diversion extraordinaire. Bref, pour faire un raccourci, brûler du gaz et trouver que les immigrants sont dangereux, ça va ensemble un peu. C’est cette figure que j’essaie de dégager et de comprendre, tant à l’intérieur de moi-même que dans la société. »

Accueillir l’inéluctable

Pour comprendre les colères, les violences, la haine qui grondent et grandissent dans nos sociétés, opérant un mouvement du centre vers la droite, il faut d’abord les voir comme des symptômes d’un modèle en crise, comme une réaction aux vertiges que fait naître la perspective de la transformation identitaire et transnationale qui s’impose. Pour plusieurs, les réalités alternatives — théorie du grand remplacement et autres théories du complot — sont plus faciles à appréhender que la vérité.

« C’est une façon de constater que le monde n’est plus vivable et anxiogène, sans vouloir faire de concessions sur ses privilèges. On n’est pas prêts à imaginer une vie à l’extérieur de la vitesse fossile dont on jouit tous les jours. Un enfant sur trois veut devenir entrepreneur. On devrait mettre notre énergie sur se nourrir, se soigner, se loger, s’éduquer et se vêtir. Mais on ne sait rien faire d’autre que de manger de l’argent. Comment peut-on vivre autrement en société ? Comment peut-on être solidaire ? Ces questions ne sont pas posées, parce qu’on est dépassés par l’ampleur de la tâche. »

Au contraire, les discours de stigmatisation et d’exclusion qui prennent de plus en plus de place dans l’espace public reflètent plutôt une incapacité à faire communauté, le triomphe du chacun pour soi. Le débat sur le mot en n en est un exemple probant, selon l’autrice. « Pourquoi a-t-on de la difficulté à faire le deuil d’un folklore politique raciste ? Cesser d’utiliser un vocabulaire déshumanisant nous oblige à avoir une conversation sur la dimension coloniale et écocidaire de la société, à réaliser ce qui nous lie aux rapports de pouvoir qui organisent le monde et à assumer que les injustices et les inégalités sont maintenues à notre profit. Si on n’est pas capable d’accueillir notre responsabilité et notre rôle dans la suite, on se met en mode repli, et on se dispose à une guerre de tous contre tous, avec des ressources qui s’amenuisent. »

Pour exister au-delà de la destruction, il est essentiel, pour l’essayiste, de penser les crises ensemble, et de trouver une position inspirante et solidaire où l’on peut commencer à entrevoir des possibilités et des chantiers, aussi petits soient-ils. « Il faut se penser dans une idée de continuité, réinvestir ce qui est autour de nous, le lien qui nous unit aux autres humains, aux plantes, aux animaux, à la nourriture. Il faut repenser un plan très concret de la production et reproduction de la vie. Il y a des feux à éteindre, des enfants à éduquer, des personnes âgées à soigner. C’est impossible qu’il n’y ait pas une partie de notre vie qui y soit dédiée. Il faut se demander comment avoir une vie épanouie en dehors de la consommation, sans que ce soit un deuil. La Terre appartient à tout le monde. Est-ce qu’on peut revenir à ça ? »

Une civilisation de feu

Dalie Giroux, Mémoire d’encrier, Montréal, 2023, 169 pages



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