Repenser l’apport des femmes en agriculture grâce à l’essai «Sortir du rang»

« On ne peut imaginer le coût qu’auraient nos aliments si le travail des femmes était rémunéré à sa juste valeur », écrit Julie Francœur.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir « On ne peut imaginer le coût qu’auraient nos aliments si le travail des femmes était rémunéré à sa juste valeur », écrit Julie Francœur.

Derrière la carotte, la tomate ou le fromage qui se retrouvent dans nos assiettes se cachent des producteurs et des agriculteurs passionnés, des travailleurs acharnés qui se battent contre vents, marées et autres aléas du climat pour garnir nos tablées et nourrir le Québec.

Dans notre imaginaire collectif, ce travail aux champs évoque souvent l’image d’un fermier vêtu d’une salopette, la peau tannée par le soleil, au volant d’un tracteur, labourant, sarclant, arrosant. Or, la plupart du temps, ces travailleurs agricoles ne pourraient assurer les récoltes et livrer la marchandise sans la présence d’une ou de plusieurs femmes, dont le travail — essentiel, mais généralement associé à la sphère domestique — est souvent invisibilisé, banalisé, relégué au second rang. Où sont donc les femmes en agriculture, et que font-elles ?

De son enfance à Rimouski à plus d’une dizaine d’années de recherche sur le monde agricole, en passant par un bref retour à la terre dans une ferme collective, Julie Francoeur, cofondatrice du Groupe de recherche sur le travail agricole de l’UQAM, a côtoyé un grand nombre d’agricultrices oeuvrant dans tous les domaines. À ses yeux, les femmes étaient nombreuses, partout, et essentielles dans les fermes du Québec.

Pourtant, la réalité du terrain ne se reflétait pas dans les sphères institutionnelles. Dans les publications scientifiques, les livres d’histoire ou encore les politiques publiques, les femmes étaient inexistantes ; une invisibilisation liée à une structure agricole patriarcale et productiviste, qui perdure au Québec depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour témoigner et corriger un peu cette réalité, Julie Francoeur fait paraître ces jours-ci l’essai Sortir du rang.

Des disparités systémiques

« Toutes les bases du développement et de l’organisation de l’agriculture au Québec reposent sur le rapport de la commission Héon, commandé par Maurice Duplessis en 1955, explique la chercheuse, rencontrée par Le Devoir au marché Jean-Talon, à Montréal. Ce rapport introduit pour la première fois un modèle agricole professionnel. On peut y lire que l’objectif de l’agriculture est de répondre aux besoins des populations urbaines — nourrir les villes — et de permettre aux agriculteurs d’établir leur fils. Leur fils, pas leur fille. Dans cette logique, les femmes étaient considérées comme des ménagères plutôt que comme des professionnelles. »

Encore aujourd’hui, tout l’édifice de l’agriculture familiale contribue à secondariser le travail et la contribution des femmes. Au Québec, on estime qu’une agricultrice sur trois travaille encore dans une entreprise familiale sans salaire ni parts sociales. « On ne peut imaginer le coût qu’auraient nos aliments si le travail des femmes était rémunéré à sa juste valeur. »

La loi sur la protection du territoire agricole, établie en 1978, consolide ce modèle et participe à renforcer et maintenir en place ces inégalités, en plus d’entraîner des conséquences importantes sur le développement et le renouvellement de l’agriculture. « Tout le monde s’entend pour dire que l’urbanisation grandissante de Montréal menaçait l’autonomie alimentaire de la province et nécessitait un geste politique. Mais lorsqu’on étudie le verbatim des débats qui ont mené à l’adoption de la loi, on comprend que les décideurs ont voulu limiter le nombre de petites fermes et ainsi assurer des possibilités d’expansion aux fermes existantes. Cela a un impact aujourd’hui sur la transmission des fermes et sur le développement de projets agricoles sur petites surfaces, une stratégie souvent utilisée par les femmes pour accéder à l’agriculture. »

Évolution des mentalités

Même si les politiques publiques et la gouvernance du milieu agricole tardent à aborder ces criants problèmes d’inégalités, les mentalités sur le terrain sont en train de changer. « Grâce à leur engagement croissant dans les nouvelles manières de cultiver, d’élever et de mettre en marché, les femmes sont en train de surmonter leur dépendance historique aux hommes pour l’accès à la terre et au capital. Comme le montrent différentes études, elles sont de plus en plus nombreuses à démarrer ou à détenir leur propre entreprise, à mettre sur pied des coopératives, à s’établir de manière indépendante… », écrit Julie Francoeur.

Les hommes des plus jeunes générations sont eux aussi davantage intéressés par les modèles collectifs, qui répartissent les risques et les fardeaux financiers, et sont aussi plus soucieux que leurs prédécesseurs de s’impliquer auprès de leurs enfants et de partager plus équitablement la charge mentale du foyer.

« Les modèles collectifs et les coopératives permettent théoriquement d’aller dans une complémentarité des expertises qui va au-delà de la complémentarité sexuelle. Ils offrent aussi l’occasion de repenser les modèles de parentalité. Sans compter que ces modèles sont beaucoup moins risqués d’un point de vue économique, puisque ce sont souvent de plus petites entreprises, qui nécessitent moins de machineries et moins d’investissements au démarrage », soutient la chercheuse.

De plus en plus, le milieu prend conscience que le modèle familial et productiviste qui avantage les grosses entreprises agricoles n’est pas le seul capable de nourrir les familles du Québec. Dans son essai, Julie Francoeur cite l’exemple de Véronique Bouchard, directrice de la coopérative La ferme aux petits oignons qui, avec seulement quatre hectares de terre, permet de nourrir près de 1000 familles des Laurentides.

Pour une plus grande durabilité

Julie Francoeur est catégorique. S’attaquer aux freins qui limitent la participation des femmes dans le métier est un objectif compatible avec les défis sociaux et environnementaux dans lesquels nous sommes plongés. « Les études récentes démontrent que lorsqu’une femme est impliquée dans les décisions dans une ferme, celle-ci a des pratiques plus respectueuses de l’environnement. » Alors que bien des hommes considèrent l’agriculture biologique en monoculture comme un modèle suffisamment durable, les femmes seraient plus motivées par une approche du « care », axée sur les réseaux alimentaires à petite échelle, l’agriculture de proximité écologique, les circuits courts de distribution alimentaire et les relations positives avec la communauté.

« Le modèle agricole au Québec — avec tout le respect que je voue aux gens qui y travaillent — est en crise. Les familles sont endettées. La détresse psychologique, tant chez les hommes que chez les femmes, est en hausse. Sans parler des impacts immenses de notre agriculture sur l’environnement. Parce que les femmes ont une vision différente de la durabilité, de la relation client, du “care” et du partage des tâches, on a tout à gagner à leur faire une plus grande place, tant dans les décisions que sur le terrain. »

Sortir du rang. La place des femmes en agriculture

Julie Francoeur, Éditions du remue-ménage, Montréal, 2023, 112 pages



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