Rapportages et reporters, une histoire littéraire du journalisme

Lors de ses recherches, la professeure Charlotte Biron affirme avoir été surprise du rôle joué par les femmes et de leur place dans le journalisme avant 1945.
Photo: Adil Boukind Le Devoir Lors de ses recherches, la professeure Charlotte Biron affirme avoir été surprise du rôle joué par les femmes et de leur place dans le journalisme avant 1945.

Charlotte Biron a écumé soixante-quinze années d’imprimés au Canada français pour produire une histoire limpide du reportage. Plonger la tête première dans les journaux d’avant 1945 constitue souvent un sérieux défi, bien au-delà de la bouillie des caractères mal reproduits. Il faut savoir se munir de patience et apprendre, chemin faisant, à se maîtriser pour ne pas succomber à la tentation de lire, en aparté, tout et n’importe quoi.

Chargée de cours dans plusieurs universités, docteure en littérature, Charlotte Biron est issue d’une famille de lettrés. Patiente, elle a suivi le long ruban de microfilms déroulé devant elle, à la recherche de reportages oubliés, depuis Arthur Buies jusqu’à Gabrielle Roy. À partir de ce fil fragile, forte d’une remarquable capacité de synthèse, elle a su tisser une solide histoire du journalisme dans une période souvent injustement reléguée à l’oubli.

« Je ne m’attendais pas à ce que les textes de reportage soient aussi bons ! Quand j’ai commencé mes recherches, on m’avait dit que je n’allais rien trouver, que ce n’était pas un genre qui avait été tellement pratiqué ici », explique Charlotte Biron en entrevue. Elle a été d’autant plus surprise.

Le mot « reportage » n’était pas encore en vigueur au XIXe siècle, rappelle Charlotte Biron. Aussi pouvait-il être question de « rapportages » avant que ce mot ne s’efface au profit de « reportage ». Devant ces journalistes envoyés sur le terrain, on parle tantôt d’« agents de nouvelles », tantôt de « rapporteurs » ou encore de « nouvellistes ». Le terme de « reporter » n’apparaît apparemment qu’en 1891, à l’occasion d’un recensement.

L’objectivité ?

Bien sûr, la forme de ces textes peut aujourd’hui nous étonner. « Pour nous, il n’y a rien qui semble objectif. Mais cette notion d’objectivité, de neutralité, nous l’avons construite pour nous en satisfaire. » Le passage du temps nous a laissés décanter les biais idéologiquement lourds présents dans certains de ces textes. En sera-t-il de même lorsque, dans cent ans, les écrits qui rendent compte de notre actualité seront eux aussi considérés de loin ? Les a priori seront-ils tout autant dévoilés ?

« Aujourd’hui, le journalisme s’est professionnalisé. À l’époque, c’était encore passablement le Far West. Les formes ne sont pas encore très définies. Il y avait toutes sortes d’histoires et de pratiques loufoques. Les cadres d’aujourd’hui sont moins variés, plus clairs. » Ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles soient sans a priori.

« Nous avons oublié qu’avant 1945, tout passe par les journaux. Tout est là. La vie s’entremêle avec les journaux. Les journaux sont très nombreux. » Tout est là, bien entendu, parce qu’il n’y a rien d’autre pour faire concurrence. La radio existe à peine à compter des années 1920. La télévision n’est pas là. Le documentaire au cinéma n’existe pas. Les éditeurs de livres manquent encore. Après la Seconde Guerre mondiale, au Canada français, tout ne change pas du jour au lendemain. Cependant, une nouvelle ère commence, sans l’ombre d’un doute.

Le regard des femmes

Charlotte Biron affirme avoir été surprise en particulier du rôle joué par les femmes et de leur place dans le journalisme. « Je ne pensais pas trouver autant de femmes ! Plus j’avançais et plus j’en trouvais. »

C’est une évidence qu’il faut tout de même répéter : les femmes ne jouissaient pas des mêmes occasions que les hommes. Loin de là. « Journalistes, elles doivent d’ailleurs sans cesse répondre aux reproches qu’on leur fait de ne pas être à leur place. On leur reproche de sortir de leur rôle. Alors elles s’excusent… Leurs textes commencent, presque toujours, par des litanies d’excuses ! C’est assez lassant. Elles s’excusent d’être habillées comme elles sont… D’être “négligées”… Elles s’excusent de porter des robes de voyage, des chapeaux… » Elles s’excusent en somme de n’avoir en main que du papier et des crayons. Bref, de faire leur métier. « Elles s’excusent sans cesse, oui, dans des postures d’humilité ! Mais une fois cette barrière à la lecture franchie, elles offrent beaucoup. C’est passionnant. »

Leurs reportages donnent par exemple accès à la vie dans les foyers, à la parole d’autres femmes, bref à un registre de l’intime que leur pendant masculin laisse de côté. « Certains lieux leur sont interdits. Mais elles vont dans les maisons. Elles parlent à d’autres femmes. Elles racontent la vie ordinaire, le quotidien. C’est très précieux. »

En 1901, Géorgina Bélanger, Éva Circé-Côté et Anne-Marie Huguenin vont ainsi se retrouver au Lac-Saint-Jean, à recueillir la parole de femmes, aux premiers temps de la colonisation. « Parfois, on dirait qu’il faut trois femmes pour être autorisé à se trouver en reportage ! » Cela donne des couleurs uniques à un monde autrement vu de loin, de trop loin. Nous voici dans de « primitifs logis », à regarder des gens fumer, des enfants se tasser dans un coin pour dormir, devant des fenêtres sans rideaux.

Charlotte Biron montre aussi que ces pionnières du journalisme savent user d’ironie pour déjouer les contraintes qui sont les leurs. Elles rusent avec les normes sociales pour se jouer en douce des contraintes qui leur sont imposées. Elles ont appris « à murmurer contre l’autorité », tout en valorisant la parole et l’écriture des femmes.

Du côté de l’inactualité

Charlotte Biron donne l’impression d’avoir tout lu, tout parcouru. Elle va des écrits de Germaine Guévremont à Jules Fournier, en passant d’Arthur Buies à Jean-Louis Gagnon, poursuivant son chemin entre les écrits de Gabrielle Roy, d’Edmond de Nevers, de Robertine Barry, de Géorgina Bélanger et de bien d’autres encore.

« Les textes de Gabrielle Roy sont renversants. Je ne me lasse jamais de les relire. » Ceux-là, au moins, sont pratiquement tous accessibles aux lecteurs. Ils ont été rassemblés et édités. Mais comment lire ceux de tous les autres ? Charlotte Biron se propose au moins de publier sous peu une anthologie des meilleurs reportages féminins glanés dans cette période des commencements.

Dans ces reportages québécois, il y a quelque chose de proprement unique, explique Charlotte Biron. « Tout est empreint d’inactualité. Gabrielle Roy, sur la route de l’Alaska, parle de ce qu’a été ce lieu et de ce qu’il deviendra. Elle n’est pas du tout dans le présent, même si elle a les deux pieds sur le terrain. C’est toujours ainsi. » C’est bien, assure-t-elle, un trait distinctif du reportage au Canada français. « Les reporters parlent systématiquement de ce que le lieu a été et de ce qu’il sera. Presque jamais du présent, de l’actualité. Tous les reportages sont dans cette tension. » Les regards sont constamment tournés du côté du rétroviseur. Peut-être pour se donner l’assurance d’exister.

En 2022, Charlotte Biron avait publié un livre autobiographique intitulé Jardin radio. « J’ai écrit ce livre presque en même temps que ma thèse, dans une forme pratique de reportage. C’était un peu ma version personnelle, si on veut. La littérature du réel, c’est celle que j’aime lire. »

D’Arthur Buies à Gabrielle Roy. Une histoire littéraire du reportage au Québec (1870-1945)

Charlotte Biron, Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2023, 311 pages

À voir en vidéo