Nue et culottée

Dans son essai «Vivre nu», l’autrice Margaux Cassan raconte les balbutiements du naturisme, depuis les premiers hygiénistes, au XIXe siècle.
Photo: JF PAGA Dans son essai «Vivre nu», l’autrice Margaux Cassan raconte les balbutiements du naturisme, depuis les premiers hygiénistes, au XIXe siècle.

« Mon enfance, je l’ai passée nue, entourée de corps nus. […] Dans la joie simple de sentir l’herbe jaunie griffer mes chevilles ; le soleil brûlant tomber sur mon nombril à midi ; la brise du soir sécher mes cheveux encore humides et caresser mon dos. »

Chaque été, Margaux Cassan rejoignait son oncle et sa tante, un couple d’enseignants soixante-huitards, à Bélézy, un domaine naturiste au pied du mont Ventoux, dans le sud de la France.

La jeune femme raconte et approfondit cette expérience dans Vivre nu, une enquête familiale et historique sur les origines et l’esprit du naturisme. Depuis ce petit paradis d’enfance et de nature du Vaucluse où elle passait ses étés, jusqu’à l’île du Levant dans l’archipel des îles d’Hyères — qu’elle s’est mise à fréquenter plus récemment —, son livre est une incursion dans un univers méconnu, une réflexion sur la nudité en plus d’une profession de foi à la tonalité très personnelle.

« C’était une pratique que je n’avais pas tellement intellectualisée jusqu’à ce que le village de Bélézy, que je décris dans mon livre, soit racheté par un grand groupe il y a deux ans », confie l’écrivaine et philosophe âgée de 25 ans. Après des études de littérature et de philosophie, elle a publié en 2021 une biographie critique du philosophe français Paul Ricoeur, et travaille depuis quelques années comme conseillère en communication.

« Avec le rachat de ce lieu, je me suis rendu compte que les espaces où il est possible d’être naturiste étaient en train de se réduire et que, souvent, ce genre de récits meurent de ne pas être racontés. Ce qui m’intéresse beaucoup, par exemple, dans le judaïsme, c’est la capacité qu’ont les fidèles à raconter une histoire, des légendes. C’est ce qui permet, même quand on est une minorité, d’avoir une forme de pérennité. »

À ses yeux, le naturisme est un mouvement qui comprend plein de choses, le végétarisme, le féminisme, le rapport au corps, le rapport aux autres, à l’égalité, et Margaux Cassan avait l’impression qu’il lui manquait une forme de récit collectif. « Il fallait raconter pour ne pas que ça meure, tout simplement. »

Raconter les balbutiements du naturisme, depuis les premiers hygiénistes, adeptes de la cure d’eau comme le prêtre allemand Sebastian Kneipp (1821-1897). Évoquer « l’accointance » entre naturisme et ésotérisme. Ou comment le naturisme s’est répandu dans certaines communautés libres formées par les anarchistes au début du XXe siècle.

Nudisme et naturisme : la distinction

Dans Vivre nu, on découvre aussi que les origines du naturisme sont aussi très françaises. Attribuable à la tradition séculaire du pays, contrairement à la plupart de ses voisins méditerranéens ? « Pas françaises, je dirais, mais issue de l’Europe protestante. Je pense que la France est un pays d’Europe du Nord. D’ailleurs, ça se voit, puisque le naturisme est un mouvement suisse, allemand et français. Plongés dans la culture catholique, qui a beaucoup accentué la séparation du corps et de l’esprit, les pays méditerranéens ont un rapport au corps différent. »

Et le naturisme n’est pas la même chose que le nudisme, rappelle Margaux Cassan, qui souligne que nous avons du mal, dans nos sociétés, à distinguer la nudité de la sexualité. Se baigner nu à l’occasion ou manifester dans le plus simple appareil contre la fourrure animale relèvent plutôt du nudisme.

« Pour moi, le naturisme ne peut exister que s’il est une nudité collective, avec la notion de communauté et d’espace naturel comme lieu de vie. » Le naturisme désigne à la fois une pratique et une doctrine. Mais c’est aussi un mode de vie. « Vous ne pouvez pas être naturiste juste parce que vous vous mettez nu une semaine par an. Vous êtes naturiste parce que vous avez une certaine façon de consommer, ou de ne pas consommer, une certaine façon de voyager, de penser. »

Une « vie choisie », croit Margaux Cassan, une expérience de la sobriété. Mais aussi, mine de rien, un pas de côté par rapport au capitalisme industriel.

Si le mouvement naturiste s’est dépolitisé à mesure qu’il est devenu un loisir, que reste-t-il de l’anarchisme ? « Peut-être la contre-culture, estime Margaux Cassan. À savoir le refus de se plier aux institutions telles qu’elles existent aujourd’hui. Le simple fait de proposer une alternative et une utopie, qui n’est pas juste une utopie théorique, mais une utopie pratique avec des lieux, ça relève de l’anarchisme. » Et comme dans l’anarchisme, fait-elle aussi remarquer, le milieu associatif y est encore très peu hiérarchique, n’ayant pour ainsi dire pas de chef de file.

Se libérer du regard des autres

Le naturisme est un mode de vie, rappelle Margaux Cassan, qui se vit toute l’année, même lorsque l’été n’est plus qu’un souvenir et que le climat force chacun à se rhabiller. « Ça implique de voyager localement, souvent en famille, de manger peu de viande et de boire peu ou pas du tout d’alcool. L’égalité hommes-femmes est aussi présente dans le naturisme depuis 120 ans. #MeeToo, par exemple, n’est pas du tout une révolution dans les villages naturistes, c’est un acquis de toujours. »

Quand vous êtes un homme et que vous êtes nu, vous êtes dans un état de vulnérabilité qui ressemble beaucoup à celui de la femme dans la vie de tous les jours.

Si l’expérience naturiste est parfois, aussi, « l’accomplissement d’une transgression » ou la réalisation d’un fantasme de liberté sauvage à la Robinson Crusoé, elle est aussi une façon, paradoxalement, de se libérer du regard des autres, croit-elle.

Ainsi, en retirant ses vêtements, Margaux Cassan raconte dans son livre avoir découvert que l’homme, dans son état de nature, « n’était un danger pour personne », avant d’ajouter, avec une pointe de malice, que les hommes « sont des femmes comme les autres ».

« C’est-à-dire que, quand vous êtes un homme et que vous êtes nu, vous êtes dans un état de vulnérabilité qui ressemble beaucoup à celui de la femme dans la vie de tous les jours. Une vulnérabilité, bien sûr au sens positif, qui crée un rapport d’égalité forcée et permet des rapports beaucoup plus fluides. »

Et sans vêtements pour faire autorité, les différences de richesse, d’âge ou de classe sociale tendent à s’envoler elles aussi au sein des communautés naturistes.

La nudité serait un formidable égalisateur. Et un excellent remède contre l’âgisme dans nos sociétés, croit-elle, où nous avons souvent tendance à considérer qu’à partir du moment où on n’est plus dans le monde du travail, on devient un citoyen de seconde zone. « Comme les villages naturistes ont plutôt tendance à être vieillissants, c’est un égalisateur et c’est aussi une forme de revanche des invisibles que je trouve géniale. »

Vivre nu

Margaux Cassan, Grasset, Paris, 2023, 216 pages



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