Les ministères des sujets négligés

L’essai «Ministères inédits», de Normand Baillargeon et Christian Vézina, vise à alimenter les discussions dans la société.
Photo: Adil Boukind Le Devoir L’essai «Ministères inédits», de Normand Baillargeon et Christian Vézina, vise à alimenter les discussions dans la société.

En imaginant de nouveaux ministères dans un essai épistolaire, le philosophe Normand Baillargeon et le poète Christian Vézina souhaitaient avant tout mettre en relief des sujets dont on discute trop peu, selon eux.

Un ministère voué à la décroissance, un consacré à la justice sociale ou encore à l’autogestion : voilà quelques-unes des huit propositions au sein du livre. Ces suggestions sont-elles destinées au gouvernement du Québec ou à celui du Canada ? « C’était pas mal pour le monde », répond M. Vézina. « On met le doigt sur des choses qui nous dérangent, qui nous apparaissent être des enjeux importants et puis on tente d’attirer l’attention là-dessus », renchérit M. Baillargeon, au sujet de l’ouvrage Ministères inédits, qui paraîtra le 13 septembre prochain.

En entrevue au Devoir, les deux auteurs et amis racontent cependant s’être embarqués avec humilité dans cette « aventure » littéraire, dont l’idée vient de leur éditrice, Myriam Caron Belzile.

On n’a pas la prétention de dire que demain va se créer le ministère de la Décroissance, mais c’est une manière commode de discuter de ces idées-là.

« On n’a pas la prétention de dire que demain va se créer le ministère de la Décroissance, mais c’est une manière commode de discuter de ces idées-là », précise Normand Baillargeon. « Commode et incommode à la fois », ajoute en riant M. Vézina. Ce dernier relate que l’exercice l’a fait sortir de sa zone de confort, ce qui est toutefois le propre de la réflexion.

Il est cependant difficile de réfléchir avec les nouvelles technologies qui nous bombardent constamment d’informations, souligne Christian Vézina. Dans l’essai, il propose notamment de créer un ministère du Silence. Celui-ci aurait entre autres la tâche de convertir des lieux de culte délaissés en « temples du silence », où pourraient converger à la fois des athées et des fidèles de toutes religions confondues.

« Ce n’est pas du tout un détail, le silence, estime M. Vézina. Moins il y a de silence, moins on peut avoir une souveraineté intérieure et, au bout du compte, plus on est manipulable. »

Réfléchir ensemble

À l’ère de la polarisation et des réseaux sociaux, la conversation démocratique est mise à mal, soutient Normand Baillargeon. L’essai Ministères inédits vise donc à alimenter les discussions dans la société. « Parlons-nous », résume le pédagogue. « Surtout si nous ne sommes pas d’accord », renchérit à son tour Christian Vézina.

C’est une façon d’inviter tout le monde qui a quelque chose entre les deux oreilles à participer à l’exercice.

Ce dernier souligne que la réflexion ne doit pas être réservée aux spécialistes. « La réflexion, c’est fait pour les citoyens. Moi, je suis l’exemple du citoyen très lambda, autodidacte et qui participe à l’exercice [de proposer des ministères]. C’est une façon d’inviter tout le monde qui a quelque chose entre les deux oreilles à participer à l’exercice. »

Dans l’ouvrage, le processus de réflexion des auteurs est d’ailleurs visible pour le lecteur. « On évolue en disant : “Ça, je ne sais pas ; ça, je ne suis pas certain ; attends, je te reviendrai.” On n’arrive pas comme des espèces de mages philosophiques qui sortent des vérités », explique M. Vézina.

« On s’est sûrement trompés sur plein de choses », ajoute M. Baillargeon. « J’espère bien qu’on s’est trompés », affirme pour sa part Christian Vézina, en ajoutant qu’ils sont tous deux « des humains, des animaux qui se trompent ».

L’urgence du numérique

Au fil de la conversation, une préoccupation des deux auteurs revient constamment : l’urgence, selon eux, de réfléchir encore plus en profondeur aux questions éthiques entourant le numérique. Il s’agit d’ailleurs du sujet de l’un des chapitres.

Les gouvernements doivent s’attarder davantage aux répercussions que les géants du Web, comme Google et Facebook, et l’intelligence artificielle ont sur nos vies, souligne Normand Baillargeon. « Il y a des atteintes aux individus, à la vie privée, à l’autonomie de la pensée et à la circulation des idées. C’est absolument gigantesque », soutient le philosophe.

Les outils technologiques ont, bien entendu, de nombreux avantages, nuance-t-il. Comme celui de pouvoir échanger des messages électroniques et des courriels, qui constituent d’ailleurs le matériel du livre Ministères inédits. « Ces lettres que nous nous écrivons, même quand c’est tôt le matin, ne portent jamais le sceau marron d’une tasse de café ni le souvenir séché d’une confiture d’airelles », fait remarquer M. Vézina, dans l’essai.

Échanges climatiques

Outre le numérique, la question environnementale traverse également le livre des deux auteurs. Plusieurs missives commencent par une description de la nature ou du temps qu’il fait au moment où ils prennent la plume. « Ce qui se passe maintenant avec les changements climatiques, ça nous fait dire que cette façon qu’on a de parler toujours de la météo, les Québécois, parce qu’on en est très tributaires, c’est peut-être plus profond que ça en a l’air », avance Christian Vézina.

Dans le contexte actuel, M. Baillargeon soutient qu’il n’est pas absurde de proposer de réfléchir davantage à la décroissance, l’un des ministères proposés. « Je pense qu’il y a peu de gens qui vont être en désaccord avec l’idée que la croissance économique effrénée qu’on connaît alimente malheureusement le réchauffement climatique, et c’est quelque chose de très grave. »

Peut-on s’attendre à une suite des Ministères inédits ? « Non », répondent en choeur le poète et le philosophe. Ils souhaiteraient toutefois pouvoir discuter de leur essai, notamment dans les écoles. « J’aimerais vraiment qu’un livre comme ça tombe entre les mains des cégépiens. Pour animer les discussions, il me semble que ce serait génial », affirme M. Vézina.

Ministères inédits. Penser ensemble des enjeux négligés

Normand Baillargeon et Christian Vézina, XYZ, Montréal, 2023, 192 pages



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