Jean Bédard, espèce en voie d’apparition

«Je suis l’éternel petit garçon encore terrifié par la violence de Montréal», écrit-il. Un déchirement qui est à l’origine de ce que Jean Bédard appelle son «problème philosophique», un acte fondateur.
Photo: Nicolas Paquet «Je suis l’éternel petit garçon encore terrifié par la violence de Montréal», écrit-il. Un déchirement qui est à l’origine de ce que Jean Bédard appelle son «problème philosophique», un acte fondateur.

C’est un livre d’une lumineuse et brutale honnêteté. Un « cahier de vie » à travers lequel son auteur, mêlant souvenirs et réflexions, tente de faire émerger un peu de cohérence au fil d’une existence de 74 ans.

Né à Montréal en 1949, où il a grandi entre le bitume et les ruelles, docteur en philosophie, intervenant social, Jean Bédard enseigne le travail social à l’Université du Québec à Rimouski. Il est également romancier (Maître Eckhart, Sur la route des grandes sagesses) et essayiste (Journal d’un réfugié de campagne).

L’homme se considère aussi comme un fermier depuis de nombreuses années, ayant même cofondé en 2004 avec son épouse, Marie-Hélène Langlais, une ferme d’accueil écologique près du Bic, où se retrouvent des jeunes attirés par le travail du sol et un mode de vie alternatif, devenue en 2019 une Fiducie d’utilité sociale agricole.

Mais chez lui, cette volonté d’engagement social et spirituel, tout comme son amour de la nature, a des racines profondes.

Il s’en explique dans Grimper sur des lambeaux de lumière, un essai autobiographique dans lequel il revient sur son enfance, ses années de formation et la genèse de plusieurs de ses choix — les bons comme les mauvais. Autant de jalons d’une quête de vérité infatigable.

« Je voulais parler d’identité », explique Jean Bédard, joint chez lui au Bic, dans le Bas-Saint-Laurent. « Surtout dans le sens du fait que c’est à nous de créer notre identité, qu’elle ne nous préexiste pas. On reçoit les événements, mais ce qu’on fait avec, ça nous appartient. »

Son enfance « très pauvre », marquée par de sérieuses difficultés scolaires à l’école primaire et par l’expérience de la misère morale urbaine, a laissé sa marque. « Je suis l’éternel petit garçon encore terrifié par la violence de Montréal », écrit-il. Un déchirement qui est à l’origine de ce que Jean Bédard appelle son « problème philosophique », un acte fondateur. « Mon problème s’est présenté dès ma jeunesse sous la forme d’un scandale : la beauté du ciel étoilé est incompatible avec le viol incestueux de ma cousine… »

Philosophe de naissance

C’est un oncle, missionnaire du Sacré- Coeur au Chili, qui va lui ouvrir une fenêtre au début des années 1960 en lui offrant la possibilité de suivre le cheminement scolaire pour devenir frère — juvénat, postulat, noviciat et scolasticat. Une véritable évasion. Une expérience de l’enseignement religieux, il en est conscient, qui semble plus lumineuse que celle de nombreuses gens de sa génération. « Sincèrement, écrit-il, je le dis comme je l’ai vécu, j’ai passé mon adolescence au paradis, c’est-à-dire à la campagne, là où les arbres sont en majorité absolue. »

« J’ai été vraiment sauvé, souligne-t-il. Ça m’a sauvé du chaos du quartier dans lequel j’étais, de cette violence qui était autour de moi. J’ai été apprécié, on m’a donné une dignité, on a fait appel à mon intelligence. » C’est à 18 ans, à sa sortie de la communauté religieuse, que Jean Bédard reçoit le « choc violent » de la Révolution tranquille, tout juste avant d’entendre sans retour l’appel de la philosophie. « J’ai senti que je naviguais dans la pensée comme un poisson dans l’eau », ajoute celui qui se décrit comme une sorte de « philosophe de naissance ».

« Là aussi, j’ai rencontré une autre facette de la Révolution tranquille, où les gens avaient tellement mal au coeur de la religion qu’ils nous enseignaient le désespoir. J’ai été endoctriné, dans le fond, à une forme d’athéisme et j’y ai cru sincèrement. J’y ai cru, et pas qu’un peu. »

Par bonheur, après cette crise qui l’a mené, avoue-t-il, au bord du gouffre, Jean Bédard a pu connaître d’autres professeurs pour qui, comme certains de ses maîtres du secondaire, la spiritualité était d’abord un appel à l’intelligence. Il a ainsi pu découvrir Jakob Böhme, Maître Eckhart, Siddharta, Lao Tseu. « J’avais cette conviction qu’il y avait une route de l’intelligence. »

Une route qui n’est pas rectiligne, et qui l’a un jour mené dans une secte New Age au coeur des forêts de la Matapédia, où il a vécu pendant trois ans comme au XIXe siècle avec femme et enfants. Autant pour « quitter le monde perdu voué à la catastrophe climatique » que pour approfondir ses « racines micmaques ».

La vie naît dans les ombres

Une sorte de « gros nettoyage » qui lui a fait comprendre qu’il avait quelque chose à faire. C’est à ce moment que l’écriture est arrivée dans sa vie. « C’est ma manière à moi de penser », dira-t-il. Le roman, arrivé un peu plus tard, demeure à ses yeux le « mode de la littérature par excellence », le plus apte à rendre compte de la complexité de l’existence.

Mais Jean Bédard est surtout un chercheur, un être en mouvement, se décrivant même comme une « espèce en voie d’apparition ». Un éclaireur, attiré par la pensée des premiers peuples, qui raconte avoir défriché son propre sentier, à coups d’essais et d’erreurs, avec l’espoir d’atteindre des sommets dont lui seul a l’intuition.

Pour changer la planète, estime celui dont l’incarnation forestière a engendré l’incarnation sociale, il faudra d’abord changer notre âme. « La conscience va cheminer. Il y a tout le temps quelque chose d’étonnant avec la conscience, c’est qu’elle va engendrer les souffrances dont elle a besoin pour s’intensifier. » Collectivement, croit-il, l’être humain est en train de se forcer à sauter plus haut. Une idée qu’il a développée dans L’écologie de la conscience (Liber, 2013) et qui lui donne encore à espérer.

Son expérience de travailleur social lui a appris que les « sauts de conscience » chez les individus peuvent parfois surprendre.

C’est d’ailleurs la volonté de ne pas faire de surplace qui l’a poussé à fonder ce projet de ferme collective écologique. « Il existe toute une jeunesse qui souffre. Mais qui espère, qui cherche, qui grafigne, comme un chat dans le bain qui veut en sortir. Cette jeunesse m’a toujours entouré. La ferme SageTerre, en réalité, c’est beaucoup des jeunes qui ne peuvent pas accepter le monde tel qu’il est et qui recherchent de la lumière pour le changer. »

« Il m’a fallu soixante-dix ans de combat pour regagner la confiance de mes cinq ans, faire un tronc, des branches et des feuilles, passer à l’état de filtre pour ceux qui commencent leur vie », écrit-il dans Grimper sur des lambeaux de lumière. Il a ainsi compris que « la vie naît dans les ombres. »

Et vivre, pense Jean Bédard, c’est souvent devoir se battre contre soi-même. « On est à peine né qu’on introduit dans notre boîte à existence toutes sortes de mécanismes, d’idées, de conditionnements. Tout ça finit par nous emmêler, nous emprisonner, nous inhiber, nous désespérer. Il faut aussi lutter contre ce qu’on a mis en nous, mais qui n’est pas vraiment nous. »

« La vie nous est prêtée, dans un premier temps, continue-t-il, évoquant le philosophe de la participation Louis Lavelle (1883-1951), dont la pensée est pour lui si importante. On naît de parents, dans un monde qui nous conditionne, mais c’est à nous ensuite de nous donner naissance. » Et c’est le travail de toute une vie.

Grimper sur des lambeaux de lumière

Jean Bédard, Leméac, Montréal, 2023, 200 pages



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