Étudier les festivaliers pour définir les festivals

La professeure Caroline Marcoux-Gendron a codirigé l’ouvrage dans lequel les auteurs s’interrogent sur ce que signifient les « musiques du monde ».
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir La professeure Caroline Marcoux-Gendron a codirigé l’ouvrage dans lequel les auteurs s’interrogent sur ce que signifient les « musiques du monde ».

Au moment où la saison des grands festivals de musique bat son plein, les Presses de l’Université de Montréal proposent Les festivals de musiques du monde, un ouvrage collectif qui décortique sous les angles sociaux, anthropologiques et musicaux ces grandes communions populaires en s’attardant sur trois événements : le Festival de l’imaginaire, à Paris, La Notte della Taranta, dans la région du Salento, en Italie, et le Festival du monde arabe, à Montréal, que les chercheurs recouvrent du parapluie des festivals de « musiques du monde », un terme encombrant dont l’usage fait débat tant dans la société que dans le monde universitaire, confirme la codirectrice de l’ouvrage, la professeure Caroline Marcoux-Gendron.

En 2020, la Recording Academy optait pour un changement symbolique : la catégorie Best World Music Album (Meilleur album de musiques du monde) deviendra Best Global Music Album. « Ce changement symbolise une rupture avec les connotations de colonialisme, de tradition et de “non américain” que l’ancien terme incarnait, tout en s’adaptant aux tendances d’écoute actuelles et à l’évolution culturelle des diverses communautés que le terme peut représenter », faisait valoir l’Academy.

Des réserves que partage Caroline Marcoux-Gendron : « C’est une étiquette qui pose énormément de problèmes, d’abord parce qu’elle ne se définit aucunement, d’un point de vue musical, et parce qu’il s’agit d’une construction occidentale. L’utilisation qui en est faite dans le titre de l’ouvrage aide justement à le déconstruire en montrant qu’on ne peut le tenir pour acquis. La raison pour laquelle l’étiquette mobilise encore les chercheurs, c’est justement pour poser un regard critique dessus et s’interroger sur ce qu’elle représente et sur la multiplicité des phénomènes qu’elle englobe. »

Une des questions au coeur de l’ouvrage collectif concerne donc ce que signifient « musiques du monde ». « Si on ne peut pas définir les festivals de musiques du monde, est-ce que son public peut nous aider à le faire ? » résume Caroline Marcoux-Gendron. Le premier chapitre (« Les musiques du monde et leurs publics »), que signe Emmanuel Négrier, chercheur et directeur du Centre d’études politiques et sociales (CEPEL) de l’Université de Montpellier, nous éclaire sur les caractéristiques sociodémographiques de ce public.

« Ce qu’il nous apprend surtout, c’est que les musiques du monde sont davantage un carrefour gustatif qu’un style musical, précise la chercheuse. Il évoque également la notion d’un univers de sens. Après, ses études des publics nous montrent qu’il y a quand même des traits propres au public des arts et la culture qui réapparaissent : c’est un public plus féminin, dans lequel les classes supérieures sont plus représentées, ce sont des publics assez régionaux, où on note un fort renouvellement qui n’est pas forcément démographique, c’est-à-dire que les caractéristiques des nouveaux festivaliers ne sont pas différentes des anciens. J’aime l’idée que, du point de vue de leurs publics, on puisse parler des festivals comme un carrefour de goûts, au lieu de leur chercher une définition strictement musicologique. »

On s’attardera sur le cas québécois du Festival du monde arabe (FMA, et son petit frère, Orientalys), le sujet de recherche de Caroline Marcoux-Gendron et de ses collègues Henda Ben Salahm, Leila Mahiout, Ghiwa Nakhlé et Michel Duchesneau, qui présente notamment la démarche du P²M (le Partenariat sur les publics de la musique), un réseau international de recherche sur les publics.

L’étude du cas du FMA dressée par les chercheurs est d’autant plus intéressante que ce festival doit composer avec la perception des Québécois de ce « monde arabe » — les chercheurs rappellent notamment que le festival a été créé l’année précédant les attentats du 11 septembre 2001

Photo: Festival du monde arabe Le spectacle de danse orientale «Princes arabes» a été présenté au cabaret culturel Kaawalees dans le cadre du Festival du monde arabe, à Montréal, en novembre 2022

« En comparaison avec les autres festivals présentés dans l’ouvrage, le FMA adopte une différente modalité de mise en scène et stratégie de programmation, décrit Caroline Marcoux-Gendron. Le festival n’est pas une mise en vitrine de la musique du monde arabe — une autre étiquette qu’on pourrait déconstruire et largement critiquer —, mais un lieu de rencontre entre, oui, ces expressions musicales d’un territoire qu’on appelle le monde arabe, mais aussi d’expressions musicales issues du Québec, du Canada ou de ce qu’on pourrait nommer l’Occident. L’objectif du FMA est de créer des rencontres, par exemple en proposant des créations dans lesquelles se fait une réappropriation de ces références culturelles et musicales dans le but de susciter des regards neufs » sur le monde arabe.

Les festivals de musiques du monde. Regards comparés sur trois études de cas en France, en Italie et au Québec est aussi, et surtout, un hommage à l’autre directrice de la publication, Flavia Gervasi, professeure à l’Université de Montréal de 2013 à 2020 et codirectrice de l’équipe de sociomusicologie de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), décédée avant que soit terminé le livre.

« Elle fut ma prof de musiques du monde », raconte son amie et collègue Caroline Marcoux-Gendron, aujourd’hui coordonnatrice générale et scientifique de l’OICRM et professeure associée au Département de musique de l’Université du Québec à Montréal. Flavia Gervasi, spécialiste des traditions musicales du sud de l’Italie, « a instigué à Montréal ces réflexions contemporaines sur ce phénomène des musiques du monde et de la festivalisation de celles-ci ».

« Flavia a ravivé des réflexions autour du sujet, elle a le mérite d’avoir réuni autour de ces questions des gens, à Montréal, et d’avoir créé un groupe de réflexion international, poursuit-elle. De plus, ses travaux ont eu un impact important en Italie sur la compréhension de ce festival », La Notte della Taranta (La nuit de la tarentelle), un festival consacré à une danse (et sa musique) plusieurs fois centenaire, la pizzica. Le grand spectacle de clôture du festival qui se tient à la fin de l’été attire près de 120 000 spectateurs.

Les festivals de musiques du monde. Regards comparés sur trois études de cas en France, en Italie et au Québec

Ouvrage sous la direction de Flavia Gervasi et de Caroline Marcoux-Gendron, Presse de l’Université de Montréal, 2023, 224 pages.



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