La tranquille conquête de Bruce Liu

Bruce Liu
Photo: Yan Zhang Bruce Liu

Le Montréalais Bruce Liu, devenu une vedette internationale depuis sa victoire au Concours Chopin de Varsovie en octobre 2021, ouvre samedi la saison de l’Orchestre Métropolitain aux côtés de Yannick Nézet-Séguin. Dans quelques semaines paraîtra son prochain disque chez Deutsche Grammophon, que Le Devoir a eu le privilège d’écouter en primeur. Retrouvailles avec un artiste attachant, dont on est loin d’avoir vraiment perçu toute la portée.

À Varsovie, en 2021, Bruce Liu est sans doute celui que l’on n’avait pas vu venir. Mais dès le premier tour, les pointages du jury, publiés après le concours, montraient qu’il avait fait, d’un bout à l’autre, la quasi-unanimité et la course en tête. Depuis sa victoire, dans un contexte d’une vie musicale qui retrouve lentement ses marques, Bruce Liu fait son petit bonhomme de chemin. Mais, là aussi, nous faisons le pari que le monde musical n’a encore rien vu, car le résultat artistique est bien fréquemment une coche au-dessus de ce à quoi on s’attendait.

Le monde du concerto

En voyant Bruce Liu sur Facebook en mai dernier poser à côté de Rafael Payare dans les coulisses du Davies Symphony Hall de San Francisco, nous étions curieux d’écouter, grâce à l’excellente webradio californienne Classical KDFC, notre pianiste aborder un répertoire que nous ne lui avions jamais entendu jouer : le 3e Concerto de Beethoven. Grande surprise devant la distinction et la finesse de son interprétation.

Pourtant, le rendez-vous était impromptu. « Cela a été un concert très spécial puisque j’ai remplacé Hilary Hahn, qui devait jouer le Concerto pour violon de Brahms, et j’ai su ça la veille. Évidemment, le premier choix était la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov, que j’avais déjà jouée avec Rafael Payare à la Virée classique en 2022. Mais cette oeuvre était déjà programmée dans la saison de San Francisco. Le deuxième choix était l’un des concertos de Chopin. Mais ce n’est pas le truc de Rafael. Nous avions quelques heures pour décider et avec Une vie de héros de Strauss en 2e partie, Rafael m’a dit : “N’importe lequel des concertos de Beethoven”. J’avais joué le 3e Concerto en mars en Allemagne. J’ai dit : “Faisons ça !” »

Avant mars 2023, Bruce n’avait abordé ce concerto qu’une fois, en 2016. « J’ai manqué un peu l’année Beethoven (2020) à cause de la pandémie qui a tout bousculé. » Le pianiste avait donc très envie de se rattraper. Beethoven (prochaine étape, le 2e Concerto) est l’un des terrains où il risque de nous réserver des surprises.

Au chapitre Rachmaninov, le 2e Concerto qu’il jouera à la Maison symphonique samedi soir est, avec la Rhapsodie sur un thème de Paganini, l’une des deux oeuvres avec orchestre du compositeur que Bruce a à son répertoire. Il l’a déjà joué à deux reprises cet été avec Yannick Nézet-Séguin, une expérience assez particulière. « Entre le concert à Vail et l’autre à Saratoga, les deux avec l’Orchestre de Philadelphie, il y a eu un mois où je n’ai pas touché du tout à la pièce. À Saratoga, j’ai vu à quel point une pièce pouvait mûrir en un mois sans même qu’on s’y penche. Il en allait de même avec ma relation avec le chef et l’orchestre. C’était vraiment étonnant. »

Face à la solitude

Comment un jeune soliste construit-il son répertoire de concertos ? « Cela vient des deux côtés. Parfois, les orchestres proposent des oeuvres, ce qui permet d’apprendre de nouveaux répertoires, évidemment l’un des plus grands défis d’une carrière de concertiste. De l’autre côté, c’est un processus assez spontané : cela dépend par exemple de ce que j’imagine de la couleur de l’orchestre ou de ce que je sais du chef. »

Parmi les concertos qu’il abordera dans les deux prochaines saisons,Bruce Liu cite le 3e Concerto de Prokofiev, le Concerto pour piano de Scriabine et le 5e Concerto, « L’Égyptien », de Saint-Saëns. « Évidemment, les concertos de Chopin m’accompagneront tout le reste de ma vie », ponctue-t-il.

La réorganisation complète de son existence dans les deux dernières années est passée par des choix stratégiques cruciaux, dont le choix des agents. Très en retard sur nombre de ses collègues sur le plan de sa présence Internet et sur les réseaux sociaux au moment du Concours Chopin, le site de Bruce Liu était aussi à nouveau en rade au moment de concevoir cet article. Nous avons compris que c’est un signe qu’il allait changer d’agence en Europe sous peu, ce qu’il confirme à mots couverts. Son choix sera intéressant, car autant la pandémie a marqué un essor des agences dites « boutiques », qui s’occupent de quelques artistes, autant les grandes agences, très malmenées économiquement pendant la COVID, semblent reprendre du poil de la bête.

Dans le tourbillon de sa carrière, Bruce Liu parvient à unir ce qui lui pèse et ce qui le réconforte. « Ce qui m’a posé le plus de problèmes, c’est évidemment le temps passé à voyager, surtout pendant l’été. Je pense qu’il y a encore des conséquences de la pandémie dans les aéroports et que cela va encore prendre un bon moment pour rétablir un niveau d’efficacité prépandémique. Un de mes rêves serait de pouvoir me téléporter d’un endroit à l’autre, mais en même temps, ces contraintes ont un aspect positif. Le temps de transport, les 8 ou 10 heures dans l’avion, cela fait partie des très rares moments où je me retrouve seul et où je peux réfléchir. C’est vraiment assez rare de se retrouver seul. Pour cela, le poids du transport devient aussi une sorte de joie. »

Récital français

Le 3 novembre, Deutsche Grammophon publiera le disque Waves, des pièces pour piano seul de Rameau, de Ravel et d’Alkan. « Le programme s’est bâti sur Rameau et Ravel ; il fallait trouver quelque chose de contrastant. Au début, j’avais pensé à un peu de Fauré. Puis je suis passé par tous les compositeurs français et, à la fin, j’ai songé à Alkan. D’une certaine manière, Alkan influence la plupart des compositeurs romantiques et c’est curieux qu’on ne le mentionne pas beaucoup. »

Selon Bruce Liu, Deutsche Grammophon n’a pas été difficile à convaincre de lâcher le filon Chopin aussi vite : « Rameau n’a pas été beaucoup enregistré chez DG, et Alkan jamais. Ils ont donc été très enthousiastes. De plus, le programme français continue d’une certaine manière le chemin Chopin, puisque Chopin était quand même à moitié français. On poursuit dans le sens de ce que j’appellerais la “couleur sensible”. »

Le casse-tête, nous raconte Bruce Liu, a été « de trouver un titre » au récital. « Les trois compositeurs étant morts à Paris et moi étant né à Paris, on avait un fil conducteur parisien par un biais un peu ironique. Au début, j’avais pensé à Illusions de Paris, mais on voulait juste un mot, donc on s’est entendus pour quelque chose qui donne plus d’espace à l’imagination. Waves se rapporte à certaines pièces — Une barque sur l’océan — et s’associe aussi avec mon style ; un style plutôt spontané. » Au coeur de ce récital, lorsqu’il paraîtra, l’auditeur découvrira une fascinante vision des Miroirs de Ravel, notamment une lecture d’anthologie d’Oiseaux tristes, d’une subtilité extraordinaire dans la maîtrise des résonances.

On sait que Bruce Liu est non seulement pianiste, mais aussi mélomane. Qui l’a impressionné dans Miroirs ? « La liste est longue, surtout à cause de la variété des cinq pièces. On pense que Ravel, c’est l’impressionnisme, mais quand on entend Alborada del gracioso, on en est loin, il y a parfois même du jazz, des influences basques. Chaque pièce a son identité. » Après avoir écouté ses contemporains, Bruce Liu est « revenu vers les anciens ». « Le plus proche du compositeur serait évidemment Vlado Perlemuter, son élève. Sinon, j’adore le style de Samson François, les couleurs de Richter… »

Sur l’art de maîtriser le son en enregistrement, Bruce Liu a eu ses propres surprises. « En studio, on peut tout construire petit à petit et reprendre après chaque phrase. On peut aussi faire des prises complètes et les monter, ce qui a été le cas. Mais cela change chaque jour. Pas juste pour le pianiste. Je me souviens d’une journée où il a commencé à pleuvoir. Donc, le degré hygrométrique augmentant, le piano manquait de percussivité. Il me semblait tout mou et sans caractère. Or, lorsque j’écoute les prises de ce jour-là, cela ne sonne pas du tout comme ça ! »

En concert cette semaine

Mercredi, au Grand Théâtre de Québec, Clemens Schuldt dirige son premier concert en tant que directeur musical de l’OSQ.

Le « jeudi fou » de Montréal juxtapose le concert de Rafael Payare et d’Alexander Malofeev à la Maison symphonique, l’ouverture de saison d’I Musici avec Jean-François Rivest et Alain Lefèvre à Pierre-Mercure, celle de l’Orchestre classique de Montréal à Notre-Dame-de-Bon-Secours, celle du Vivier avec le Quatuor Bozzini à l’espace Orange et un concert de Kleztory à la salle Bourgie.

Rencontre au sommet

Bruce Liu. Avec l’Orchestre Métropolitain et Yannick Nézet-Séguin. À la Maison symphonique, samedi 16 septembre. Programme repris à Pierrefonds dimanche (complet) et à Carnegie Hall en mars.

Waves

Bruce Liu, Deutsche Grammophon. Disponible le 3 novembre, y compris dans un double album vinyle qui inclura, en plus, les Gnossiennes de Satie, que l’on retrouvera dans une version dite « étendue » de l’album CD.



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