L'opéra file un mauvais coton

Après la pandémie, une partie du public âgé était réticent à retourner en salle. «Il y a eu une crispation autour de la consommation de biens culturels : c’est le syndrome Netflix, les gens sont restés à la maison !» affirme Laurent Campellone, directeur de l’Opéra de Tours.
Photo: Catherine Charron-Drolet Après la pandémie, une partie du public âgé était réticent à retourner en salle. «Il y a eu une crispation autour de la consommation de biens culturels : c’est le syndrome Netflix, les gens sont restés à la maison !» affirme Laurent Campellone, directeur de l’Opéra de Tours.

L’art lyrique file un mauvais coton, notamment en Europe, où l’on parle de crise financière et d’annulations de spectacles. Laurent Campellone, directeur de l’Opéra de Tours en France, présent à Québec pour diriger Roméo et Juliette de Gounod dans le cadre du Festival d’opéra, est très bien placé pour faire un portrait de la situation.

Le 25 mai dernier, le chef Gustavo Dudamel décidait de lâcher l’Opéra de Paris quatre ans avant la fin de son mandat. Pour des « raisons familiales » telles qu’invoquées dans le communiqué, ou sous le poids de contraintes à la fois économiques et contractuelles minant le rayonnement d’une institution contrainte d’annuler des concerts à Vienne et à Londres ? On ne le saura jamais. Mais si l’Opéra de Paris tousse, imaginez à quel point les institutions lyriques françaises sont enrhumées !

Au début du mois de juillet 2023, les Forces musicales, syndicat professionnel regroupant désormais la Chambre professionnelle des directions d’opéra et le Syndicat national des orchestres et des théâtres lyriques, ont publié le communiqué intitulé « La saison fantôme », qui expose 19 des spectacles (opéras ou concert) sacrifiés en France pendant la saison 2023-2024. Les Forces musicales évaluent à 150 000 le nombre de spectateurs que ces annulations feront perdre aux institutions et à 2000 le nombre d’emplois artistiques sacrifiés.

Problèmes sous-jacents

« À la fin de la pandémie, nous nous attendions à un retour, comme si une parenthèse se refermait, explique Laurent Campellone. Mais, non seulement cela ne s’est pas passé ainsi, juste après, il y a eu la crise ukrainienne et les problèmes d’inflation. L’enchaînement des deux a engendré une accélération de problèmes sous-jacents à l’opéra. »

Parmi ces problèmes, Laurent Campellone cite une « image vieillissante et élitiste de l’opéra », mais aussi « des subventions simplement reconduites d’une année à l’autre, parfois depuis 20 ans ». « Mine de rien, hors problème ukrainien, l’inflation cumulée sur 20 ans en France est d’un peu plus de 40 %. Donc, même avant la pandémie, certaines institutions avaient vu leurs capacités de programmation réduites presque de moitié en deux décennies. »

L’accélération émane du fait qu’après la pandémie, une partie du public âgé était soit décédée, soit réticente à retourner en salle. « Il y a aussi eu une crispation autour de la consommation de biens culturels : c’est le syndrome Netflix, les gens sont restés à la maison ! » affirme le directeur de l’Opéra de Tours. Sur ce portrait s’est greffée l’inflation. « Au début de la crise ukrainienne lorsqu’on a commencé, en avril-mai 2022, à parler d’inflation, une enquête de Publicis sur la consommation des ménages a montré que 90 % des personnes interrogées couperaient en premier lieu sur la culture. »

Et Laurent Campellone de renchérir : « Et on ajoute à cela un public qui a du mal à se projeter, c’est-à-dire qui anticipe moins, achète moins d’abonnements, achète au dernier moment. On a l’impression que pour chaque date de spectacle, il faut faire une opération marketing. »

Le bois des décors

« Du côté de la production, l’inflation a aussi frappé. À l’Opéra de Tours, nos subventions n’avaient pas bougé depuis 23 ou 24 ans. L’exercice financier était toujours sur le fil du rasoir. Mais lorsque, entre mars et juin 2022, on multiplie par trois ou par quatre le coût de l’achat de bois pour faire des décors, certes, sur l’enveloppe totale cela ne représente “que” 40 000 euros [environ 58 000$CA], mais ça, plus [les salaires indexés à l’inflation], ça donne l’effet d’une pâte à brioche qui gonfle et gonfle. Au final, tout explose. »

En effet, les budgets prévisionnels sont réalisés un an et demi ou deux ans à l’avance. Les institutions n’ont rien vu venir en 2021, parce que des spectacles ont été annulés, nous dit le directeur de l’Opéra de Tours. Mais « en 2022, quand la machine est repartie, que les salles étaient à moitié vides et donc que les recettes ne suivaient pas, la nouvelle donne a pris de court beaucoup de maisons, qui ont eu des exercices budgétaires très complexes. Elles ont dû anticiper 2023-2024 avec une prudence extrême et réduire la voilure en supprimant des productions, ou en troquant par exemple une Tosca contre un Barbier de Séville ». C’est ce choc et ce constat qui ont engendré la Saison fantôme des Forces musicales, avec la liste de concerts et de productions mortes sur le champ de bataille.

Cette situation n’est pas franco-française. « À l’échelle de l’Europe, la crise est là, puisque les mêmes causes ont eu les mêmes effets », selon Laurent Campellone, pour qui il faut désormais « zoomer sur chaque pays, chaque région, chaque ville et institution pour voir ce qui se passe réellement. Le futur va dépendre des interlocuteurs politiques ».

À qui parler ?

C’est ainsi que Laurent Campellone introduit une dernière pièce, désormais cruciale, sur l’échiquier : « Une nouvelle génération de responsables politiques qui ne sont pas obligatoirement enclins à apprécier la culture classique. »

Cessez de dire que la culture, c’est cher. Vous verrez ce que coûte une société sans culture.

Dans la résolution des équations, « la situation va être complètement différente selon les décideurs que l’on a en face de soi », estime-t-il. « Si l’on a quelqu’un qui voit une occasion de récupérer des millions pour son budget, c’est la catastrophe. Il a le pain et le couteau pour tout fermer. Les accusations sont simples : “Vous avez fait un exercice déficitaire ; vos salles ne sont pas pleines ; votre art est mort, il est trop cher et il n’intéresse plus personne.” Peu de gens osent, mais ça plane. Le vrai danger aujourd’hui, c’est celui d’avoir en face des décideurs politiques qui prennent ces symptômes ou problèmes pour quelque chose de structurel et décident de jeter le bébé avec l’eau du bain. »

« Cessez de dire que la culture, c’est cher. Vous verrez ce que coûte une société sans culture. » Laurent Campellone aime à rappeler ces paroles du légendaire directeur de l’Opéra métropolitain, Rudolf Bing. « Il faut avoir en face de soi des politiciens conscients que la culture, ce n’est pas du divertissement ; que l’art dit autre chose de l’humanité. Si l’on enlève ça, on part en vrille dans un monde d’une grande violence et d’incommunicabilité. Si, en face de nous, nos interlocuteurs ne sont pas convaincus de ça, c’est dangereux. »

Le chef d’orchestre souligne en parallèle, pour les dirigeants des institutions, la nécessité d’une action culturelle. « L’action culturelle, ça veut dire amener à la culture des gens qui n’y ont pas accès. Ce n’est pas de la démagogie, c’est de la réalité. Il faut arriver à amener les gens, parce que l’enseignement et les grands médias ne le font plus. »

Laurent Campellone regarde aussi avec grand intérêt les initiatives programmatiques de l’Opéra métropolitain, qui mettent l’accent sur des créations contemporaines. « Quand le Met fait quelque chose, ça me fait toujours penser à cette phrase de Mahler, alors chef du Philharmonique de New York, quand un journaliste de New York lui demandait : “Si on vous disait que la fin du monde était pour demain que feriez-vous ?” Et Mahler de lui répondre : “Je rentrerais immédiatement à Vienne, parce que tout y arrive toujours avec 25 ans de retard.” » Laurent Campellone s’amuse encore de la formule, même s’il pense qu’« avec Internet, on est rendus à 10 ou 15 ans ».

Il est vrai que le pari du Met intéresse toutes les institutions. « C’est comme un grand musée. Il y a des Vermeer, des Delacroix, des Rubens. Ils vont les mettre à l’étage et aménager le rez-de-chaussée en faisant venir des créateurs contemporains, en se disant qu’une fois au rez-de-chaussée les gens vont peut-être aller à l’étage voir les collections des grands maîtres du passé. »

À New York, la conquête de nouveaux auditoires se fait au coup par coup en visant des communautés distinctes. « J’y vois une forme d’étude de marché : on va mobiliser telle partie de la population pour venir. Si cela devait donner un second souffle à la création contemporaine, c’est très bien. Le Met est un laboratoire pour sortir de cette nasse dangereuse et on peut leur faire confiance pour trouver. Il y a des gens extrêmement compétents et ce qu’ils font n’est pas le fruit d’une conversation à midi à la cafétéria ; c’est pensé, pesé et ils commissionnent des compositeurs avec une stratégie de création et de reconquête du public.  »

Laurent Campellone ne s’attend cependant pas à une rapide application européenne du modèle. « Si le Met a des salles pleines et ajoute des représentations parce qu’il fait de la création, c’est sûr que dans deux ou trois ans, à l’Opéra de Paris, vous allez voir ça ! En Europe, cela va d’abord passer par capillarité dans les grandes maisons ; celles qui ont les moyens de passer des commandes. »

En concert cette semaine

Yannick Nézet-Séguin et Marc-André Hamelin dans le 3e Concerto de Rachmaninov à Lanaudière ce samedi à 16 h.

Angela Hewitt à l’Ottawa Chamberfest, lundi à 19 h.

L’Orchestre Métropolitain est au Mont-Royal pour son grand concert gratuit, mercredi à 20 h.

Rafael Payare revient à Lanaudière, vendredi à 20 h.

Festival d’opéra de Québec

Roméo et Juliette de Gounod. Les 30 juillet et 1er août.
Messe solennelle pour une pleine lune d'été, de Christian Thomas, adapté de la pièce de Michel Tremblay. Les 29 et 31 juillet et le 2 août.
La fille sans régiment, de Donizetti. Le 29 juillet.



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