«Simple comme Sylvain» : D’amour et de philo

L’équipe du film «Simple comme Sylvain»: la réalisatrice Monia Chokri et les acteurs Francis-William Rhéaume (debout), Pierre-Yves Cardinal et Magalie Lépine-Blondeau
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir L’équipe du film «Simple comme Sylvain»: la réalisatrice Monia Chokri et les acteurs Francis-William Rhéaume (debout), Pierre-Yves Cardinal et Magalie Lépine-Blondeau

Lors de sa première mondiale au Festival de Cannes en mai dernier, où il figurait dans la section Un certain regard, Simple comme Sylvain a reçu une ovation de sept minutes. Il n’est pas surprenant que le public cannois, qui n’est pas reconnu pour sa complaisance, ait succombé au troisième long métrage de Monia Chokri (La femme de mon frère, Babysitter), où la réalisatrice emprunte aux grands philosophes pour disserter avec finesse et humour sur l’amour.

« Je lis beaucoup de philo et ça m’inspire énormément dans mes réflexions, confie-t-elle. Ce film-là, c’est un peu un hasard, c’est-à-dire qu’en réfléchissant sur l’amour, je me suis penchée sur ce que les philosophes en avaient dit. Les philosophes n’ont pas beaucoup traité d’amour parce que c’était un sujet qui était relégué à la littérature, mais ce qu’ils en ont dit est intéressant et m’a permis de structurer le film par rapport à ce que vit le personnage, en présentant la théorie, puis l’application. »

Professeure de philosophie à l’université du troisième âge, en couple depuis 10 ans avec un anthropologue, Xavier (Francis-William Rhéaume), âgée de 40 ans, sans enfant, Sophia (Magalie Lépine-Blondeau) mène une existence sans histoire jusqu’au jour où apparaît Sylvain (Pierre-Yves Cardinal), l’homme à tout faire que Xavier a engagé pour rénover leur nouveau chalet.

Entre ces deux êtres évoluant dans des milieux diamétralement opposés, c’est le « cul de foudre », comme dirait Réjean Ducharme. N’écoutant que ses instincts et désirs, l’intellectuelle Sophia se lance à corps perdu dans une liaison torride avec le manuel Sylvain, qui lui déclame des chansons de Michel Sardou.

Avec ses magnifiques images de la forêt boréale signées André Turpin, sa trame sonore recherchée, sa mise en scène précise et ses dialogues pleins d’esprit, cette comédie sentimentale entraîne le cinéphile hors des sentiers battus, où il sera très tôt confronté à ses propres considérations sur l’amour et le couple.

Pour ajouter du piquant à l’ensemble, la cinéaste se plaît à jongler avec les codes de la comédie coquine des années 1970, puis flirte avec la comédie de situation, la comédie à saveur sociale, le drame familial et le drame sentimental. Avec une habileté déconcertante, elle convoque à la fois le coeur et l’esprit, sans jamais niveler vers le bas.

« Je n’ai jamais la volonté de faire une comédie, j’essaie juste d’écrire comme j’imagine la vie. Parfois, je la trouve drôle, parfois, je la trouve triste, et j’aime faire cohabiter ces univers-là parce que je trouve que ça ressemble à ce qu’on vit. Moi, je dis que c’est une comédie mélancolique parce que je trouve que ça me correspond bien. J’aime beaucoup l’humour, j’aime rire, mais j’ai cette profonde mélancolie en moi, alors j’essaie de les faire cohabiter dans mon écriture. »

Corps à corps

Afin d’illustrer cette histoire d’amour, Monia Chokri a filmé les corps en les sectionnant, isolant chacune de leurs parties, allant jusqu’à dissimuler parfois les visages lorsque Sophia et Sylvain s’embrassent goulûment.

« Quand on rencontre quelqu’un, on fantasme énormément, on plaque beaucoup de nos désirs sur ce qu’il est jusqu’au moment où il y a une déconstruction de cette personne. Quand on voit Sylvain pour la première fois, on ne voit que son ombre ; j’aimais l’idée qu’on ait une page blanche sur laquelle on peut projeter tout ce qu’on veut et que progressivement, on allait le rencontrer. Je découpe un peu les visages quand ils s’embrassent parce qu’il y avait cette idée d’interdit. Je voulais que les spectateurs aient envie de se pencher la tête pour mieux les voir. »

Le miroir, au cinéma, c’est une passion pour moi, mais aussi pour beaucoup de cinéastes, dont Truffaut, Tarkovski et Altman. Le miroir est le symbole de notre percep-tion de nous-mêmes, de celle que les autres ont de nous, du double de soi, du fait de se regarder de l’extérieur, de ne pas être en phase avec ce qu’on est, ce qu’on ressent, ce qu’on veut vivre, et, en général, de notre rapport à l’image.

 

Dans les scènes les plus intimes, la cinéaste se sert aussi de miroirs : « Le miroir, au cinéma, c’est une passion pour moi, mais aussi pour beaucoup de cinéastes, dont Truffaut, Tarkovski et Altman. Le miroir est le symbole de notre perception de nous-mêmes, de celle que les autres ont de nous, du double de soi, du fait de se regarder de l’extérieur, de ne pas être en phase avec ce qu’on est, ce qu’on ressent, ce qu’on veut vivre, et, en général, de notre rapport à l’image. J’avais amorcé cette réflexion-là dans Babysitter, où il y avait beaucoup de miroirs. Je ne veux pas en faire une obsession, mais le miroir est un objet que j’adore utiliser au cinéma. »

S’étant moquée du male gaze (regard masculin) dans Babysitter, Monia Chokri revient à la charge en recréant une scène du Mépris de Godard, celle où Michel Piccoli, habillé, caresse la tête de Brigitte Bardot, nue. Cette fois, les rôles sont inversés.

« Les scènes de sexe graphiques ne m’intéressent pas parce que ça me sort de l’histoire, je finis par juste regarder les corps. Je voulais faire un film où il y a de l’érotisme, mais sans rien dévoiler, que le personnage de Sophia soit un être désirant et non plus juste un être désiré, objectivé comme c’est souvent le cas à la télé et au cinéma. Il a fallu que je me déconstruise moi-même parce que je suis aussi prise dans le schéma voulant que le corps d’une femme soit plus sensuel. La scène du Mépris, c’est une image tellement probante de ce qu’est le problème. Je pense que les hommes ont aussi envie d’être autre chose que ce qu’on leur demande d’être. »

De la nature de l’amour

Aux scènes intimistes où Sophia et Sylvain vivent leur passion succèdent des moments d’affection que Monia Chokri croque à distance, où la musique enterre les dialogues.

« Je voulais qu’on soit observateur de leur amour comme si on était dans un documentaire animalier. Je ne voulais pas qu’on ait accès à beaucoup de dialogues entre eux au départ afin qu’on reste dans une forme de fantasme de leur histoire. Leur rapport ne tient pas sur ce qu’ils se disent, mais sur l’attraction de leurs corps. J’ai l’impression que ç’aurait été difficile de les faire interagir au niveau du langage si ce n’était pas dans une formede sensualité. Je voulais laisser le spectateur dans une espèce de flou sur ce qui les lie vraiment. »

La cinéaste aurait-elle une perception de l’amour semblable à celle de Schopenhauer, selon qui tout est physique ? Si elle reconnaît que son approche est très près de celle du philosophe allemand, Monia Chokri révèle qu’elle se sent plus près de la pensée de la militante afro-américaine bell hooks, autrice d’À propos d’amour (All About Love), best-sellerde 2000 paru en français en 2022, que Sophia cite à la fin de Simple comme Sylvain.

« C’est un livre extraordinaire qui a changé ma perception de l’amour et de la manière de le vivre. Il est très réparateur et devrait être lu, enseigné. Elle y explique qu’on a oublié qu’aimer, c’est un verbe d’action. Les autres philosophes sont beaucoup dans la fatalité, comme Jankélévitch, qui dit que l’amour est quelque chose que l’on subit, ce qui veut dire qu’on doit accepter n’importe quel comportement à notre endroit parce qu’on est prisonniers de nos propres sentiments. Ce que je trouve beau, c’est que bell hooks dit que choisir d’aimer signifie qu’on mérite certaines choses dans l’amour et qu’on n’en accepte plus d’autres, que l’amour est domptable. Après tout, si on peut dompter la peur et la colère, pourquoi ne pourrait-on pas dompter l’amour ? »
 

Simple comme Sylvain prendra l’affiche le 22 septembre.

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