Mauvais karma

Comptez-moi parmi les Swifties, les fans de Taylor Swift. Elle m’avait accroché avec Shake It Off, une salutaire leçon de vie sur la meilleure façon d’ignorer les gens toxiques (indice : danser). Elle m’a fait complètement basculer avec son album acide Reputation.

Toutefois, et malgré toutes les qualités que je lui reconnais, je présume que l’autrice-interprète la plus populaire au monde ne connaît l’existence ni de François Legault ni de la Coalition avenir Québec (CAQ). C’est étrange, car un de ses tubes de l’an dernier, Karma, parle clairement d’eux, du troisième lien, de leur crédibilité et de l’enjeu de la partielle dans Jean-Talon.

Jugez-en vous-mêmes avec cet extrait : « Tu dis n’importe quoi, juste comme ça / Accro à la trahison, tu es d’actualité / Tu es terrifié à l’idée de regarder en bas / Car si tu oses, tu verras le regard / De tous ceux que tu as brûlés pour monter / Ça revient te hanter. »

Au micro de La journée (est encore jeune), le premier ministre a confié avoir trouvé « blessant » que quiconque le soupçonne d’avoir trompé les Québécois en leur promettant le troisième lien dur comme fer avant l’élection, puis en l’abandonnant peu après.

On est triste pour lui, car, dès mai dernier, 40 % des Québécois (52 % dans la région de Québec) estimaient qu’il avait menti sur ce point pour se faire élire, 35 % le pensaient sincère et 25 % n’étaient certains de rien. Cela fait quand même 65 % de Québécois « blessants ».

Merci au conseiller de la CAQ qui a eu l’idée de couler des informations confidentielles sur l’approche l’an dernier de l’avocat Pascal Paradis. C’est grâce à lui que nous disposons d’une vraie pièce à conviction.

Paradis, désormais candidat du Parti québécois (PQ), affirme que deux de ses interlocuteurs caquistes, le chef de cabinet, Martin Koskinen, et la directrice générale du parti, Brigitte Legault, lui ont fait comprendre, avant l’élection, que le troisième lien ne se réaliserait pas.

Dans son récit, l’argument était essentiel, car on lui offrait le poste de ministre responsable de la Capitale-Nationale. Il y avait un os : il était farouchement opposé au troisième lien. Voilà pourquoi il était pertinent pour ses interlocuteurs de lever cet obstacle en lui révélant ce secret.

(Dans cette version, on soupçonne que, pour Bernard Drainville et Martine Biron — s’étant découvert un réel appétit pour le controversé tunnel —, il n’était pas nécessaire de les mettre au parfum.) « Menteries ! » ont répliqué les porte-parole caquistes sur les réseaux sociaux et dans de furieuses séances de spinning journalistique.

C’est un cas classique de personnes ayant conversé en privé et présentant des versions contradictoires en public. Devant un juge, en l’absence de bandes vidéo ou audio, les avocats doivent se rabattre sur la crédibilité des témoins.

On peut alors utiliser les échanges qu’un des belligérants a eus avec des tiers. On croit d’autant plus la victime si elle a raconté l’outrage à des amis ou à sa famille. Paradis, ici, a un échange de textos révélateur obtenu par TVA : « [As-tu abordé avec [Brigitte Legault] aussi le dossier troisième lien ? » écrit son interlocuteur. « Oui. Je n’ai pas évité les questions difficiles, au contraire », répond Paradis.

« Sa réaction ? En phase avec ce qu’on t’avait déjà dit ? » demande l’interlocuteur. Réponse : « En bref, éviter de faire trop de vagues pendant la campagne parce que c’est une promesse, mais consciente que le projet actuel ne pourra être réalisé. »

Puis, l’avocat Paradis ouvre des guillemets pour citer Brigitte Legault : « Marchand est contre, le fédéral aussi, alors… » Il conclut : « Après l’élection, j’aurais de la marge pour proposer un projet différent. »

Je plains l’avocat de la défense qui devrait convaincre un juge que cet échange n’établit pas la crédibilité de Paradis. Heureusement pour les caquistes, la scène ne se déroule pas devant un tribunal.

Malheureusement pour eux, elle se déroule au début d’une partielle chez les cocus du troisième lien. Un animateur de Cogeco à Québec, Jérôme Landry, a demandé à Paradis s’il accepterait de se soumettre à un détecteur de mensonges. Il a dit oui.

M. Koskinen et Mme Legault ne donnent pas d’entrevues pour étayer leurs versions. Peut-être pourraient-ils nous signaler leur accord pour une séance collective de polygraphe ? Je propose de l’organiser juste avant le vote par anticipation.

Si on est parmi le tiers des Québécois qui croient le premier ministre, mais qu’on accepte aussi la version crédible de Paradis, il faudrait, pour réconcilier les choses, postuler que les deux principaux bras droits du chef caquiste ont soit menti à Paradis en lui faisant croire que le projet serait abandonné — le fait qu’il allait être abandonné serait dans ce cas complètement fortuit —, soit menti au PM en ne l’informant pas que le projet serait abandonné. Aucun de ces scénarios n’est vraisemblable.

On entend que tout ça n’est que du lançage de boue. Holà ! On est au coeur de la vraie politique, c’est-à-dire du contrat moral passé entre élus et électeurs. Déterminer si le premier ministre — pour qui j’ai, comme la plupart des Québécois, une réelle affection — est soit entouré d’arnaqueurs, soit arnaqueur lui-même, est de la plus haute importance.

Mardi, M. Legault a eu cette phrase : « Jamais je ne serais capable de prendre un engagement en sachant que je ne le tiendrai pas. » Ces mots sentent l’effort. Il fallait qu’il dise que, bien qu’il ait rompu de nombreuses promesses, il ne savait pas qu’il les romprait au moment où il les faisait. C’est du slalom argumentaire.

Lorsque, jeune conseiller, je proposais ce genre de chose à Lucien Bouchard pour le tirer d’un mauvais pas, il me répondait : « Trop smatte ! » Il avait raison. Le slalom a beau être factuellement exact, les électeurs sentent qu’on tente de les tromper.

L’autre déclaration martelée par M. Legault est plus problématique. « Je ne suis pas un menteur. » On voudrait le croire. On en a eu trop, des menteurs, et de gros calibre. Mais puisqu’il nous a dit pendant six ans que le troisième lien allait se réaliser coûte que coûte, pour des raisons de sécurité, pour faire de Québec la deuxième métropole, et ce, malgré ce qu’en diraient les études, n’a-t-il pas menti pendant qu’il faisait ces promesses inconsidérées, plutôt qu’au moment où il a découvert que le télétravail les rendait caduques ? Ici, pas de slalom possible : que le mur.

Cette saga sert de révélateur sur les pratiques de la CAQ, sur l’éthique politique qui anime ses décisions, sur son irrespect devenu routinier envers l’intelligence du public. Le capital politique du PM est encore considérable, mais la perte de crédibilité peut devenir un cancer. Lorsqu’un premier ministre n’est pas cru, il est cuit. Mais cela peut être une cuisson lente.

La partielle du 2 octobre se présente comme un référendum sur la crédibilité de la parole caquiste. J’ai l’impression que le résultat ne sera pas serré. D’autant que l’absurde proposition de faire passer dans un tunnel coûteux un mode de transport en commun que presque personne ne veut emprunter (70 % des gens de Lévis sont contre) agit comme un rappel constant du fiasco.

Taylor Swift, en tout cas, a tout compris. Elle chante dans ce couplet l’histoire politique qui attend la CAQ d’ici 2026 : « Le karma est le tonnerre / Qui fait trembler ton sol / Le karma suit ton odeur comme un chasseur de primes / Le karma va te traquer / Pas à pas, de ville en ville / Doux comme la justice, le karma est une reine / Le karma emmène tous mes amis au sommet. » Je vous laisse décider qui sont tous ses amis.

Père, chroniqueur et auteur, Jean-François Lisée a dirigé le PQ de 2016 à 2018. | jflisee@ledevoir.com /blogue : jflisee.org

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo