Lorsque Meta «abuse»

Lorsqu’un changement important vient bouleverser notre quotidien, on a tous essentiellement deux options : résister à cette nouveauté ou s’y adapter. Et qualifier le blocage des médias au Canada par Meta de « changement important » relève presque de l’euphémisme. Pour le monde de l’information, pour les citoyens, pour la démocratie, la situation des dernières semaines est un véritable tremblement de terre.

Pour résister, il y a plusieurs voies possibles. Commençons par celle qui semble la plus prometteuse, soit la plainte déposée par l’Association des radiodiffuseurs et Radio-Canada au Bureau de la concurrence.

La section 79 de la Loi canadienne sur la concurrence interdit à toute entreprise « d’abuser » d’une position dominante dans un marché. La plainte déposée au début du mois avance que Meta est si dominant dans le monde des médias sociaux que sa nouvelle politique constitue l’une des formes d’abus évoquées dans la loi. En d’autres termes, Meta est trop gros, à ce stade-ci de son existence, pour que ses choix internes n’aient pas de conséquences importantes sur l’économie des médias canadiens.

La Loi sur la concurrence est un outil intéressant pour baliser les décisions d’affaires de tels mastodontes. Le seul hic, ici : le traitement d’une telle plainte, la rédaction du rapport associé et l’application de ses recommandations pourraient prendre jusqu’à un an. Étant donné l’impact financier du blocage sur les radiodiffuseurs et autres entreprises de presse, il serait préférable d’en arriver à une solution bien avant.

Une autre avenue de résistance aurait été intéressante, mais il est déjà trop tard pour y penser, à moins d’une importante surprise : le multilatéralisme. C’est déjà pourtant l’approche du Canada lorsque vient le temps de durcir le ton face aux grandes puissances de ce monde, comme la Chine ou la Russie. Conscients qu’on est trop petits, au Canada, pour agir seuls sans subir de conséquences économiques ou diplomatiques trop importantes, les ministres du gouvernement Trudeau multiplient généralement les appels aux alliés américains ou européens et préfèrent avancer en groupe. En 2023, pourquoi faudrait-il traiter les GAFAM pour autre chose que ce qu’ils sont aussi : des géants ?

Une action internationale concertée face au manque de contribution des géants du Web aux économies nationales aurait probablement été plus porteuse qu’un bras de fer entre le Canada d’un côté et Google et Meta de l’autre. Qui sait, si le monde s’unissait pour faire payer une quantité un tant soit peu décente de taxes à ces entreprises, on n’aurait peut-être pas besoin d’imaginer un système complexe — et non sans écueils — pour les forcer à faire une contribution financière au journalisme canadien. Les impôts, normalement, c’est à ce genre de redistribution économique que ça peut servir.

Parce qu’on ne s’est pas concertés en amont, il sera plus difficile d’agir en aval. En ce moment, le monde regarde ce qui arrive au Canada et retient son souffle. Et il est plus difficile pour Ottawa d’appeler d’autres États en renfort maintenant qu’on s’est déjà mis dans l’eau chaude. Cela dit, le manque de contributions financières des Google et Meta de ce monde n’est pas qu’un problème canadien : il n’est pas impossible que d’autres pays souhaitent apporter leur propre solution à la question, ajoutant du même coup une pression sur ces entreprises.

Même si la résistance continue, on ne sait pas combien de temps on devra tenir le coup. Il devient alors tentant, pour les citoyens qui souhaitent s’informer comme pour les médias et le gouvernement, d’essayer au moins de s’adapter.

On l’a vu la semaine dernière dans les Territoires du Nord-Ouest et en Colombie-Britannique. Le blocage de l’information par Meta a compliqué la diffusion de nouvelles importantes à propos des feux de forêt et des évacuations. Si les gens ne peuvent plus partager les liens des quelques médias locaux de Yellowknife à leurs proches par le biais de leurs comptes Facebook, par exemple, les conséquences sont réelles.

En réponse à la sortie du premier ministre Justin Trudeau sur cette question, Facebook a répondu que les citoyens pouvaient toujours s’informer directement sur les pages gouvernementales. Certes. Sauf qu’on sait bien qu’à peu près personne ne suit directement les profils du gouvernement du Canada sur les médias sociaux.

C’est là où la tentation de l’adaptation devient grande. Les élus et la fonction publique pourraient très bien s’emparer du défi et commencer à affirmer que les acteurs gouvernementaux doivent pouvoir mieux communiquer directement à la population sur Facebook et Instagram. Certains services de police ont aussi lancé cette réflexion dans les dernières semaines, s’inquiétant de leur capacité à relayer des informations aux citoyens dans des situations d’urgence.

Sauf que ce serait là une fausse bonne idée. Les journalistes jouent un rôle essentiel lorsqu’ils posent des questions aux représentants de nos institutions avant de relayer leurs messages. Un rôle critique, de vérification des faits, de reddition de comptes, de mise en contexte. J’ai beau me creuser la tête, je n’arrive pas à trouver de pays où le chef d’État communique surtout ses messages directement à la population, sans l’entremise des journalistes, et qui sont de très fortes démocraties.

On voit déjà chez les stratèges conservateurs de Pierre Poilievre cette volonté de se passer des journalistes, autant que possible, et de parler directement aux gens. Le résultat : des vidéos virales, certes, mais dont personne ne peut assurer qu’elles reposent au moins sur des faits.

Indirectement, le blocage des nouvelles par Meta pourrait accélérer cette tendance à éviter les journalistes en politique canadienne. Si c’est ainsi qu’on « s’adaptait » à la situation, la santé de notre démocratie en prendrait un coup.

Anthropologue, Emilie Nicolas est chroniqueuse au Devoir 
et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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