Les vertus méconnues des croûtes et des navets

On fait grand cas des oeuvres qui nous émeuvent et nous transportent. Mais qu’en est-il des ratages ? Des films, des spectacles, des expositions nous font regretter le déplacement. On sort de ceux-là en rogne, le poil hérissé, la bouche amère, pestant contre les promoteurs ou les critiques qui nous ont attirés dans cet attrape-nigaud. Parfois, le nom du créateur ou d’un des interprètes nous semblait alléchant, ou la thématique de l’oeuvre. On y a couru. Hélas ! L’art est un ami capricieux, tantôt éblouissant, tantôt hagard et avançant à tâtons dans le brouillard. Son exploration le rend imprévisible. On l’aime aussi pour ses effets de surprise. Quand il s’appuie sur des recettes, il lasse. Autant célébrer sa liberté et sa quête de grâce, même quand le prince charmant s’y change en crapaud.

Sortant de la salle, on discute des défauts d’un citron ou d’un navet avec la même passion que des charmes d’un chef-d’oeuvre. Du bonbon pour alimenter la causerie des spectateurs sur le chemin du retour. En général, loin des sommets et des gouffres, le bon et le mauvais se côtoient en art. Mais quand la balance penche trop du côté négatif, on râle en choeur. Chose certaine, les franches déceptions font autant partie de la vie culturelle de chacun que les moments d’extase. Autant y trouver son compte. Mais c’est vite dit. Car la déconvenue nous assaille. Grrr !

Rappelons toutefois que certains nanars deviennent cultes au cinéma, étant si mauvais qu’ils enchantent, de Catwoman de Pitof (2004) à Snakes on a Plane de David R. Ellis (2006). Chaque nation a cultivé les siens. Au Québec, difficile de déloger la comédie érotique nullissime Après ski, de Roger Cardinal (1971), résistante au passage des ans. L’espoir luit pour les mal inspirés. La postérité leur réserve une licence d’immortalité au comptoir de la série Z.

Apprécier un créateur peut rendre le jugement plus sévère (par sentiment de trahison) ou plus indulgent (par amour) devant ses pas de travers. On voit la griffe précieuse soudain affaiblie, fragilisée. Les secrets de fabrication du peintre, du cinéaste, du dramaturge, de l’auteur ou du musicien deviennent apparents, là où ils s’effaçaient ailleurs sous la cohésion d’ensemble. On comprend mieux les failles, les redites, les démons d’un artiste au spectacle de ses défaillances. Le Musée Van Gogh, à Amsterdam, réservait jadis un étage consacré peu ou prou à ses croûtes, souvent des esquisses abandonnées à juste titre. J’y voyais les témoins des tourments intérieurs du peintre néerlandais autant que devant ses Iris ou sa Nuit étoilée. En offrant au public l’accès aux moments où même ses pinceaux lui tournaient le dos, le Musée le rendait plus humain, moins prisonnier de son mythe. Preuve que des maîtres se trompent parfois. Alors, les apprentis…

Il y a ratage et ratage, me direz-vous. Ça dépend souvent des goûts. Barbie, à mes yeux bien mince, fait fureur. Les films québécois les plus courus de l’été ne me semblent pas les plus méritants. Mais il en faut pour chaque public, bien entendu.

Qu’est-ce qui rend une oeuvre impotente ? Bien des éléments, songeai-je l’autre jour en sortant de la projection du film Golda de Guy Nattiv. Cette incursion dans la vie de la première ministre d’Israël Golda Meir, aux décisions controversées durant la guerre du Kippour de 1973, est truffée de défauts. J’y courais par fascination pour l’histoire de ce pays en éternel conflit. Aussi à cause d’Helen Mirren (interprète exceptionnelle d’Élisabeth II dans The Queen, de Stephen Frears), de retour pour un imposant rôle-titre. J’aurais mieux fait de relire les critiques du film au moment de son lancement à la Berlinale, en février dernier. Quasi unanimes pour lui faire un mauvais sort bien mérité.

Tourné comme un téléfilm, nourri d’effets spéciaux amateurs, joué par une Helen Mirren engloutie sous les maquillages et les manipulations numériques à effets engraissants, Golda capitule devant l’échec annoncé. Ses émotions prennent l’eau, l’intérêt pour les péripéties de cette guerre se dissout, tant le scénario s’enlise. La direction d’acteurs vacille, la langue anglaise se substitue à l’hébreu, mais parfois non. Quant aux innombrables plans sur les cigarettes, les volutes et les cendriers remplis à ras bord de cette fumeuse invétérée, ils tiennent de la pure réclame pour les détracteurs de la tige. La dame de fer se grave dans l’esprit du spectateur comme une machine à produire des mégots, campée par une actrice aux antipodes physiques de son personnage.

Je suis sortie du cinéma en songeant que les oeuvres mal embouchées pouvaient servir de repoussoir aux créateurs, à placer en leur cabinet des curiosités. Parce qu’elles offrent à l’oeil et à l’oreille de précieuses collections de pièges à éviter. Auxquelles, de toute évidence, nul ne se réfère jamais assez.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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