Le pain noir à l’école

À la préadolescence, j’avais entendu un distingué professeur assurer que les enfants des régions avaient moins besoin d’une éducation poussée que les écoliers des grands centres. À eux, l’agriculture et les travaux manuels ! S’ils ne lisaient guère, qu’importe, après tout ? Lui-même, né dans une ferme, était parvenu à faire des études poussées et se montrait très fier de son érudition. Mais après lui, le déluge !

Faute de mots pour déconstruire les arguments d’un adulte, j’avais hurlé mon désaccord en silence. Aimant la lecture déjà à cet âge, il me semblait qu’abaisser les critères scolaires pour les enfants des milieux ruraux les empêcherait de faire leurs propres choix professionnels, d’aller vivre en ville si ça leur chantait, d’accéder aux romans de Balzac ou de Ducharme. Otages pour toujours de leur petit pain noir cuisiné vite fait.

Le Québec, même en sa Révolution tranquille, a toujours eu une dent plus ou moins acérée contre les libres penseurs, conspués jadis par le clergé. Bien des élus et des dignitaires ont flatté cet anti-intellectualisme afin de se concilier l’appui populaire. La culture générale n’est pas une valeur collective. Et secouons donc nos puces !

Plus tard, au long des ans, j’aurai entendu ici et là des gens bien placés défendre le même type de thèse, sans s’appuyer désormais sur le clivage ville-campagne. Le laxisme du système scolaire en entier et les notes triturées afin de permettre à des cancres de passer d’une classe à l’autre servaient à leurs yeux la démocratie. Combattre le décrochage, s’adapter aux vrais besoins collectifs, embrasser l’air du temps moins féru de savoir que de technologie leur paraissait la voie à suivre.

En cette rentrée scolaire calamiteuse, face au manque cruel d’enseignants et aux terribles enjeux d’avenir pour les générations montantes, on récolte ce qu’on a semé. Face au déclin d’une profession si peu valorisée et si malmenée, bien des gouvernements successifs auraient pu donner de vrais coups de barre. Mais il fallait, comprenait-on, inviter les diffuseurs de savoir à dorloter les jeunes à travers leurs goûts, leurs habitudes, leurs colères.

Écouter les élèves est important, certes. Mais enseigner, n’est-ce pas avant tout ouvrir des portes sur d’autres rythmes, d’autres univers, d’autres modes d’expression, en offrant de respirer l’air du large, par-delà des bornes du quotidien ? Aujourd’hui, le monde de l’éducation va si mal que le ministre Bernard Drainville, dont on n’envie pas le portefeuille, en vient à souhaiter la présence d’un adulte dans la classe, formé ou pas pour la fonction.

À ce point de déchéance, la lecture des classiques en contexte scolaire deviendrait accessoire. La maison entière brûle. Alors la bibliothèque… Pourquoi s’y frotter ? Parce que tout est lié. Bien des médias en crise abaissent leur offre culturelle et leur niveau d’analyse afin d’atteindre la large audience. Signe des temps, l’école suit le même mouvement, s’agenouille pour capter l’attention des enfants, de peur de les faire fuir. Et si on osait plutôt la position debout ?

Le ministre de l’Éducation veut laisser entre les mains des enseignants le choix des oeuvres à proposer en lecture à leur classe, sans les inviter à puiser dans un répertoire de titres choisis par des pairs éclairés. Mais la lecture est mal vue et taxée d’élitiste depuis belle lurette au Québec. Peut-on vraiment attendre de chaque enseignant forgé par le système — a fortiori de suppléants non qualifiés — de prôner, voire de connaître les auteurs classiques dignes d’éclairer les esprits des élèves ? Dans leurs rangs, certains vrais lecteurs y parviennent, les autres, non. Un corpus d’oeuvres à privilégier deviendrait un vivier collectif de fécondation.

L’école est un champ de mines après des décennies d’essais et erreurs, soit ! Mais si, à minuit moins cinq, Bernard Drainville bat enfin en retraite après avoir permis le cellulaire en classe, pourquoi ne pas autoriser un bassin de lectures inspirantes pour nourrir les esprits ? Plusieurs voix l’y pressent. La mienne aussi.

Après tout, pour un jeune, plonger dans ces classiques d’ici et d’ailleurs, c’est acquérir un vocabulaire plus riche que celui du français quotidien, si amoché. C’est explorer des cultures et mentalités diverses sur la ligne du temps. Sous le souffle de la culture de l’annulation et de la désinformation, de quoi aider des cerveaux en formation à mieux saisir les enjeux politiques, environnementaux et culturels qui leur rentrent dedans. En lisant de grands auteurs, l’élève pénètre des psychés souvent complexes et peut émerger de sa bulle, une évasion plus cruciale que jamais. Lui donner accès aux meilleures sources littéraires n’aurait rien de passéiste. Ça tiendrait plutôt de l’acte révolutionnaire, par les temps qui courent.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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