L’art de l’ellipse, d’Émond à Rabagliati

La virilité toxique (oui, ça existe) n’a plus guère la cote. Les gros bras, l’arrogance, le machisme béat, hier triomphants, perdent des plumes sur la place publique.

Certains ont beau vouloir redresser le vieux trône sans le dépoussiérer, est-ce vraiment envisageable ? Le monde a changé. À la maison comme au travail, l’ancien moule du père unique soutien de famille s’est cassé.

Ce retour du balancier vers les femmes en redéfinition de rôle et vers les minorités sorties de l’ombre laisse pourtant de nombreux garçons sans modèles. Vivement que nos sociétés tendent la main aux jeunes hommes en désarroi comme elle l’a fait pour les filles ! Sinon, comment s’épanouir et créer ensemble un monde plus habitable que l’arène de violence en explosion sous nos yeux ?

Des artistes mâles blancs, cisgenres, hétérosexuels, issus d’une époque dite révolue, perdent chez nous des tribunes et des subventions. Moins collées au goût du jour, parfois moins pertinentes qu’hier, des voix issues de leurs rangs s’enrouent sous l’amertume, d’autres crânent. Mais il y a mieux, mais il y a plus.

Les oeuvres des hommes d’âge mûr qui explorent leurs failles psychologiques en jetant bas les masques ont le don de m’enchanter. Elles laissent notre esprit imaginer tant de choses. La pudeur masculine héritée des anciens modèles taiseux et la fragilité des créateurs sensibles en chevauchement d’époques lancent de vibrantes harmonies.

Prenez Michel Rabagliati. Ses bandes dessinées d’autofiction offrant la vedette à Paul, son alter ego, nous ont fait partager ses amours, ses deuils, ses dépressions, ses doutes. On croit le connaître par coeur.

Le nez pointu du personnage qui trimballe son spleen dans les méandres du quotidien s’incruste dans le portrait de famille. Plusieurs avaient couru retrouver son univers en 2015 devant le délicieux film Paul à Québec de François Bouvier.

Le bédéiste se cache tout en se révélant. Le saisit-on si bien ? Son livre illustré Rose à l’île, publié aux éditions La Pastèque, dégage une poésie d’ellipses, de non-dits. Il laisse planer plus que jamais des émotions furtives, sinon habitées de quelques pleurs crevant la surface comme des bulles.

Cette petite escapade de l’homme meurtri en retrouvailles avec sa fille, Rose, sur une île Verte jamais nommée possède une grâce de retenue masculine vraiment touchante. Le blues du héros épouse la beauté du paysage, avec les cormorans, le phare, les tombes des anciens, les falaises, les baleines, les perruches libres ou pas, le spectre d’un missionnaire jésuite et peintre animalier du XVIIe siècle, une rencontre imaginaire avec Jacques Cartier. Pour la jeune Rose en évasion de cellulaire, le temps s’est arrêté. Pour son père aussi.

Sur une partition laconique et des dessins magnifiques, le vent circule entre les pages, où le noir et blanc ajoute ici une couche de mystère au voyage initiatique. Paul a disparu du titre. Rose s’y est engouffrée. À la fois roman et recueil d’illustrations, ce livre éblouit par ce qu’il laisse deviner.

Père et fille se rapprochent sans se l’avouer. Des amours rôdent sur leur été, le goût de vivre renaît chez Paul au bord du rivage, devant son accordéon retrouvé, à vélo, à travers ses lectures sur le golfe du Saint-Laurent.

Des modèles masculins au long cours existent. On les reconnaît à leur quête de vérité sur la route des failles et des extases humaines, parmi les images et les silences plus éloquents que les mots.

Sur l’écran du très beau film de Bernard Émond Une femme respectable, d’après une nouvelle de Luigi Pirandello, la même réserve pudique perce des eaux profondes. Ce doigté, cette éthique du regard mi-aiguisé, mi-voilé, frémit de concert.

Le cinéaste de La neuvaine signerait ici son dernier long métrage. Si oui, quel splendide chant du cygne ! La perfection des plans intérieurs dans une maison bourgeoise trifluvienne des années 1930 sombre et confite dans son passé, les offrandes visuelles d’arbres et du fleuve balisant le passage des saisons, la musique de Chopin, de Fauré, de Brahms déploient une splendeur lourde de menaces.

L’hypocrisie des élites, qui prétendent faire le bien sur le lit de leurs cruautés, éclate dans le jeu compassé des comédiens incarnant le pouvoir, surtout celui d’Hélène Florent en bourgeoise digne, frustrée, blessée, avide, otage de sa caste. Le fossé entre les classes sociales se creuse dans ce noeud de vipères à la Mauriac sans rafale d’éclats, dans le mutisme des tragédies.

Certains créateurs masculins comme Rabagliati et Émond posent des regards de justesse sur la psyché des êtres humains d’hier ou d’aujourd’hui. Par-delà le joug des héritages qu’ils traînent, à cause de ceux-là peut-être, je les vois porteurs d’espoir autant que les artistes féminines en défrichement des routes de demain.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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