Éco-insensibilité

On oscille au Québec entre verglas, inondations, feux de forêt et smog depuis le printemps. Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat sur les impacts des changements climatiques, on ne fait plus que les lire : on les vit.

Dans le contexte, il est plus que temps de changer de paradigme. Force est de constater qu’avec une planète en crise, il faudrait cesser de pathologiser l’écoanxiété, et plutôt concentrer nos efforts de recherche sur ce qu’il conviendrait d’appeler l’« éco-insensibilité ».

L’être humain est après tout un mammifère dépendant de son écosystème, comme le reste du vivant. La question qu’il faudrait se poser, c’est : comment nos sociétés, nos cultures, nos économies, nos systèmes politiques en sont-ils arrivés à générer des individus aussi radicalement coupés de leur lien naturel avec l’environnement ? Comment arrive-t-on à ne pas réfléchir à la planète alors que le ciel est recouvert par un énième épisode de smog ?

Avant que j’aille plus loin, une mise au point s’impose. On a tendance, ici comme ailleurs en Occident, à ramener la sensibilité à son environnement dite « écoanxieuse » à de « l’écoculpabilité ». On se dit que les anxieux sont des personnes qui se sentent coupables de leur mode de vie polluant, de leurs voyages, de leurs choix de véhicule. On se demande si cette culpabilité est productive comme catalyseur de changement social.

Sauf que cette culpabilité n’a rien à voir, a priori, avec la sensibilité dite « écoanxieuse ». Pour le dire crûment : la culpabilité est un problème de riche. Ou, du moins, c’est un problème de société riche, qui sait très bien, dans ses moments de lucidité, sur le dos de qui et à quel prix se construit cette richesse, et quels droits fondamentaux sont bafoués pour que ce mode de vie soit maintenu. Il est à peu près impossible, au Canada, de se sortir de cette économie construite sur les inégalités Nord-Sud et la destruction de l’environnement mondial. Mais ne s’en sentent coupables que ceux qui s’en sentent complices.

On peut se douter que bien des Innus de Mani-utenam, qui viennent de perdre leur pourvoirie dans les feux de forêt, en plus d’affronter le gouvernement du Québec sur la protection de l’habitat du caribou forestier, se sentent très inquiets par rapport à la santé de leur territoire ancestral. Je serais surprise d’apprendre qu’on s’y sent largement coupable de l’état des choses alors que la souveraineté sur les décisions qui concernent leurs terres y est un combat perpétuel.

De même, on peut facilement imaginer que les agriculteurs de l’Amérique centrale ou les éleveurs du Sahel qui n’arrivent plus à nourrir leurs familles de manière stable et prévisible vu les bouleversements climatiques, et qui hésitent entre rester en vivotant ou prendre le risque de migrer, vivent une forme ou une autre d’angoisse. Je ne pense pas, là non plus, qu’on se sente coupable.

Est-ce que ces populations — c’est-à-dire la majorité de la population mondiale, qui subit le pire des changements climatiques tout en en étant le moins responsable — sont même imaginées, prises en compte par nos théoriciens de « l’écoanxiété » ? Ou méprend-on la mauvaise conscience de la classe moyenne nord-américaine pour un problème humain universel ?

Mais revenons à l’éco-insensibilité. Elle semble possible à deux conditions. Premièrement, une personne éco-insensible est nécessairement une personne qui a perdu de vue le lien direct entre le reste du vivant et sa propre vie. Plus il y a d’étapes, par exemple, entre la production de notre nourriture et sa consommation, plus il est facile d’oublier d’où elle vient, de mal comprendre les conditions de son existence. Lorsqu’on vit en ville ou en banlieue, à peu près tous les objets qui font notre quotidien nous arrivent comme ça, un peu par magie, souvent de l’autre bout du monde, sans qu’on y réfléchisse.

En bref, dans une économie mondialisée, nous sommes à peu près tous coupés de la relation causale directe entre notre environnement et notre bien-être, qui a été le lot de la quasi-totalité du genre humain durant des millénaires. Dans cette perspective, les personnes dites « écoanxieuses » sont celles qui, à force de s’informer sur les changements climatiques, et surtout de les vivre peu à peu, recommencent à faire des liens entre la planète et leur bien-être. Ces liens sont tout à fait normaux à l’échelle de l’histoire humaine. S’ils restent perçus comme étranges, voire maladifs, au sein de nos sociétés, c’est que ce sont nos sociétés elles-mêmes qui sont fort étranges, voire malades.

Deuxièmement, on sait très bien qu’on a tendance à éviter les personnes et les situations qui génèrent chez nous un sentiment de honte et de culpabilité. C’est d’ailleurs une des clés de compréhension du phénomène de la procrastination : si on se sent mal de ne pas avoir accompli une tâche à temps, le cerveau voudra la contourner, ce qui occasionne un retard encore plus grand. La culpabilité occidentale dont on parlait plus haut peut donc alimenter l’anxiété tout comme elle peut alimenter l’évitement, l’apathie apparente face à la question environnementale et la procrastination face aux réformes politiques qui s’imposent.

Ce que la science nous dit, au fond, c’est que nos économies et nos modes de vie mènent au cataclysme. En termes de remise en question, c’est beaucoup à digérer. Et il ne faut jamais sous-estimer la capacité de l’humain, surtout lorsqu’il se sent menacé, à protéger son ego plutôt que le bien commun.

Le collègue Alexandre Shields, journaliste aux dossiers environnementaux au Devoir, présente régulièrement sur les médias sociaux un résumé de la haine qu’il reçoit pour son travail. La force avec laquelle certains lecteurs s’enfoncent dans le déni du réel serait surprenante si on ne savait pas qu’il est tout à fait humain de réagir aussi viscéralement à de simples faits… lorsqu’on reçoit ces faits comme une attaque contre sa personne et tout son univers de sens.

Anthropologue, Emilie Nicolas est chroniqueuse au Devoir et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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