L’art de la photo choc

En parcourant le cru de l’année à l’exposition du World Press Photo, au marché Bonsecours, les Montréalais s’offrent un bain de clichés admirables, mais troublants. Tant de détresses humaines et environnementales s’y frôlent. Croqués souvent par des êtres aventureux en des lieux chauds, ces panneaux témoignent de l’art photographique choc. Savoir capter un moment clé, sous l’éclairage approprié, avec l’angle parfait, pour le transformer en image lumineuse qui vaut mille mots relève chaque fois du miracle. Cet art poussé depuis longtemps à ses sommets à travers les objectifs d’Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, Diane Arbus, Sebastião Salgado ou d’autres maîtres du genre, domine désormais notre XXIe siècle.

Devenue la plus démocratique des disciplines artistiques, la photographie amène tout un chacun à s’y adonner avec plus ou moins de doigté, mais avec la même ardeur frénétique. Quand le simple cellulaire se substitue à la caméra, ça fait clic ! clic ! clic ! puis on regarde, on efface, on conserve en banque ou on oublie. Quelques photos à portée iconique deviennent virales sur la Toile. Le sublime et le trivial nous sont servis dans les mêmes plats.

Reste que le don, la sensibilité, l’intuition des grands photographes, comme ceux des musiciens, des peintres et autres créateurs de haut vol, ne sont pas offerts à tous. Le vrai talent, précieuse substance, nargue les idéaux égalitaires en accordant ses faveurs à quelques élus.

Devant la montée de l’intelligence artificielle (IA), on songe à quel point cet art-là, par son accessibilité, se voit bousculé plus vite que d’autres. Souhaitons-lui de conserver des tribunes solides pour garder son pouvoir d’évocation intact en lieu sûr. Car si le cinéma tremble devant la concurrence des robots, imaginez la photographie.

Jeu ou supercherie ; modifier une photo ou créer de faux clichés en cherchant à les faire passer pour authentiques amuse et effraie. Des travestissements détectables pour l’instant, bientôt indiscernables même par l’oeil aiguisé d’un expert.

Les artistes de maintes disciplines observent les assauts de l’IA d’une mine sombre. Les photographes professionnels, leur caméra sous le bras, sentent souffler sur eux l’haleine du feu. Les concours de photos, les expositions prestigieuses peuvent perdre le nord. Même les images du passé surgissent parfois de nouvelles lampes d’Aladin.

Cet été, plusieurs internautes se sont fait piéger en France par un cliché soi-disant inédit du poète Arthur Rimbaud à 19 ans. Capté dans une rue de Paris, en redingote, sur fond sépia, l’homme aux semelles de vent fixe la caméra de ses yeux mélancoliques. C’est signé : Ernest Balthazar, un photographe de rue, à Paris le 1er novembre 1873.

Quoique plus émaciés, les traits de l’auteur du Bateau ivre sont reconnaissables. De trop rares clichés préservent le visage de ce génie précoce ; d’où l’émotion collective. On s’y perd.

Les nouvelles technologies enfantent la crédulité. Cette oeuvre récente, IA aidant, avait été créée par l’artiste français Luc Loiseaux. Il s’en était expliqué d’entrée de jeu, mais l’image avait tôt fait de circuler sans cet avis, avec effet d’emballement. La directrice du musée Arthur Rimbaud, à Charleville-Mézières, écarta les derniers doutes : le grain est trop fin, trop net pour la technologie du XIXe siècle. Et les portraitistes de rue n’existaient pas à cette époque. Serrez vos mouchoirs !

Luc Loiseaux revendique à raison son portrait de Rimbaud comme une création. La photo avec appui de l’IA constitue un art nouveau qui gagnerait à hériter de ses propres concours, de ses propres aires d’exposition, pour éviter la confusion des genres, en floraison sur Internet.

En avril dernier, l’artiste allemand Boris Eldagsen envoyait un cliché en noir et blanc de deux femmes à la mine angoissée au concours de photos Sony Word Photography Award, à Londres. Il remporta la mise dans sa catégorie, avant de refuser son prix. « Combien d’entre vous savaient ou soupçonnaient que l’image avait été générée par intelligence artificielle ? » demanda-t-il aux juges. À ses yeux, les fictions visuelles ne devraient jamais concourir avec les prises de vue authentiques. Et pour cause.

On vibre à l’unisson des clichés du World Press Photo parce qu’on se sent garants de leur vérité. Non, ce camp de réfugiés nomades n’est pas un mirage. Non, ce jeune garçon afghan exhibant sa cicatrice après que ses parents miséreux eurent vendu un de ses reins ne sort pas de l’imagination d’un pervers sadique. Certaines scènes ne sauraient mentir sans perturber nos esprits, comme les fausses nouvelles. Souhaitons aux photographes témoins de préserver longtemps leurs propres créneaux d’étalage. On a besoin de se confronter au spectacle du meilleur et du pire sur notre planète en ébullition.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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