Ces rues trop calmes

On m’a demandé de réfléchir à une question épineuse dernièrement pour une conférence à venir : est-ce que le mouvement Black Lives Matter s’est essoufflé ? Je dis « épineuse » parce que moins de trois ans après la mort de George Floyd, le simple fait qu’il soit pertinent de poser la question lors d’un événement public est déjà lourd de sens.

En prenant le temps d’y penser, on se rend compte que l’année a été tranquille sur le plan militant, pour à peu près toutes les causes. Les grandes manifestations, qui font d’habitude partie du paysage montréalais, sont de plus en plus rares. Il y a quelque chose, à ce sujet, qui n’est pas encore revenu depuis la pandémie de COVID-19. Et puisque le cycle de nouvelles se nourrit de ce qui arrive et non de ce qui n’arrive pas, cette tranquillité des rues de la métropole peut passer inaperçue.

Le Montréal dont on a l’habitude, il me semble, aurait pu organiser une mobilisation soutenue et bruyante contre la réforme du droit au logement annoncée par la CAQ en juin dernier, par exemple. Il y a certes eu des rassemblements de protestation ici et là à la suite de l’attaque en règle contre les cessions de bail au Québec. Mais rien qui ne vienne capter les imaginaires ou vraiment interrompre le train-train quotidien des gens.

La pandémie est aussi venue interrompre le dynamisme du mouvement pour le climat qui s’était fédéré autour de Greta Thunberg. 500 000 personnes avaient pourtant envahi le pied du mont Royal avec elle en septembre 2019, et l’urgence climatique n’a fait qu’augmenter depuis. Même si on ne compte plus les nouvelles catastrophiques sur le plan climatique, là aussi, la préoccupation grandissante d’une bonne partie du public peine à se transmettre dans la rue.

Quand j’écoute les gens autour de moi (et je suis bien consciente de faire partie d’un environnement où le niveau d’engagement social est particulièrement élevé), ce n’est pas l’apathie qui a gagné du terrain. Mais le « à quoi bon ? ».

À quoi bon organiser de grandes marches contre la brutalité policière, alors que même le « choc » causé par la mort de George Floyd s’est soldé par une augmentation des budgets de la police dans la plupart des grandes villes au pays ? À quoi bon sortir dans les rues pour le droit au logement, alors que la CAQ est assise sur une majorité parlementaire aussi forte ? À quoi bon bloquer les rues pour la planète si la génération de leaders qui accapare le pouvoir est résolue à continuer ses calculs électoralistes court-termistes, quitte à sacrifier tout espoir de qualité de vie pour ses enfants ?

Malgré les progrès accomplis sur certains défis, les mobilisations sociales des dernières années se sont aussi souvent heurtées à des fins de non-recevoir de gouvernements aux antipodes avec les revendications pourtant populaires chez un segment grandissant de la population. La polarisation politique peut donner l’impression qu’on tente de négocier avec un mur de brique.

Ou alors, les messages de la rue ont été récupérés par les plus centristes, tout en étant vidés partiellement de leur sens. Par exemple, les mobilisations #blacklivesmatter, venues des quartiers populaires où l’on vit trop souvent sous surveillance policière, ont été transformées par les grandes entreprises en occasion de « diversifier » le visage leurs publicités ou de « célébrer » les contributions à la société des personnes noires les plus privilégiées de leurs communautés. Pendant ce temps, la réforme du système de justice criminelle promise il y a déjà plusieurs années à Ottawa se fait toujours attendre. Je sais que je caricature ici, mais quand même : devant tant de récupération, on peut comprendre l’essoufflement d’une partie de ceux qui poussaient pour des changements plus substantiels.

Mais de tous les « à quoi bon », celui que j’entends le plus, c’est toujours : à quoi bon déranger, prendre la parole sur les sujets qui nous tiennent à coeur, si le coût de l’expression publique est devenu si élevé ? Et je sais qu’ici, la personne que je suis, influe sur les échos que je reçois. Devant les attaques (perpétuelles) reçues pour mes chroniques ici ou des prises de parole ailleurs, on me dit souvent qu’on « ne sait pas comment je fais ».

Peu importe l’intention de la personne qui fait ce commentaire, une vérité demeure : je suis en face d’un individu qui, la plupart du temps, aurait des choses importantes à dire et qui décidera de se taire, ne sachant pas comment les gens qui parlent « font ». « Font » pour endurer, pour encaisser la haine, les trolls, la mauvaise foi, les théories du complot, l’adversité perpétuelle.

Le cocktail toxique de la dégradation des médias sociaux, de la crise des médias traditionnels et de l’ère de la « post-vérité » s’est conjugué à un contexte politique où il ne se passe presque jamais une semaine sans qu’il ne se publie un texte sur le danger du « wokisme » — terme-attaque d’autant plus efficace qu’il est mal défini. Le résultat : une prise de parole de plus en plus coûteuse, qui enlève le goût d’être un joueur actif dans la vie des idées de sa société.

Les années 2010 ont été marquées par un renouveau de l’énergie militante, où les slogans mot-clic se traduisaient tout de même par des mobilisations aussi très visibles dans le monde réel. Après un dernier grand coup d’éclat à l’été 2020, cette même mobilisation semble avoir battu en retraite sur Instagram ou TikTok, où l’on continue certes à créer des communautés de sens — alors que les rues restent paisibles.

Si l’on veut évaluer comment se porte la liberté d’expression dans une société où les transformations sociales et technologiques se sont accélérées, il faut écouter qui parle, mais aussi observer qui se tait. Porter attention à ce qui se passe, tout comme à ce qui se passe moins.

Je ne veux pas ici minimiser ou, pire, invisibiliser les avancées sociales tangibles réalisées dans les dernières années. Mais tout de même. La fatigue, le choix du silence et le calme dans les rues dont je parle sont bien réels. Sans tomber dans le défaitisme, il vaut la peine de s’y pencher.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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