Cachez ces tanins que l’on ne saurait boire

Barbara Widmer : Une polisseuse de tanins hors pair !
Photo: Jean Aubry Barbara Widmer : Une polisseuse de tanins hors pair !

On boit une gorgée de vin et la voilà qui glisse en bouche trop souvent à notre insu, par distraction ou sous le coup d’une conversation qui trouve chez elle le lubrifiant idéal pour éviter d’en tarir la source. Le vin voyage en quelque sorte dans un espace restreint, mais doté de nombreux récepteurs spécialisés, par les saveurs élémentaires et autres paramètres tactiles et thermiques qui en fournissent une image à la limite de l’holographie gustative. Ou bien le vin file comme une lettre à la poste ou bien il décape, arrache, assèche et détartre ce qu’il vous reste de dentier. Bref, nul besoin de préciser que je préfère comme vous, en matière d’expérience buco-sensorielle, cette Invitation au voyage de Charles Baudelaire qui avance que « là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».

Ces polisseuses de tanins

Les vins bourrus, atramentaires et franchement rébarbatifs d’une époque pas si lointaine où le moindre flacon de rouge exigeait 10 ans de cave au minimum pour s’assouplir la couenne sont aujourd’hui désormais révolus. La compréhension de ces fameux tanins — qu’ils proviennent du raisin ou du bois — est essentielle pour fréquenter un vin rouge pourvu d’un minimum de décorum et de civilité. Il faut déjà, au départ, aller à la source, au cœur des pépins de la baie de raisin, à même la rafle de la grappe ainsi qu’à une maturité physiologique parfaite de l’ensemble au vignoble pour mettre toutes les chances de son côté. Défi brillamment relevé par les œnologues Ericka Laffitte et Barbara Widmer, toutes deux rencontrées récemment.

Ericka Laffitte, au château Laffitte-Teston, dans le Sud-Ouest français. Vous savez déjà à qui vous avez affaire quand vous vous mesurez au tannat, obligatoire à 80 % en appellation Madiran. Chez les Laffitte, ce cépage noir riche en polyphénols est ici planté à 95 %. C’est dire l’intérêt, pour Ericka et son frère Joris, d’en saisir toute l’essence pour en arrondir les angles. Le paternel avait bien eu recours au service de l’inventeur Patrick Ducournau et à sa technique du microbullage consistant à polymériser les tanins des moûts riches en polyphénols au début des années 1990, pour s’apercevoir, ultérieurement, que les vins avaient tendance à s’assécher. La 4e génération s’empressera de rectifier le tir, en vinifiant certes des rouges puissants, mais habillés de tanins frais et moelleux de texture, dont cette cuvée Vieilles Vignes 2018 (23,90 $ – 747816) à 100 % tannat, vibrante de fraîcheur, dense sans être lourde, aux tanins souples merveilleusement intégrés (5) ★★★. Faites suivre pour vous « éclaircir » le palais avec ce Pacherenc du Vic-Bilh Sec Cuvée Ericka (22,60 $ – 11154582, à venir (5) ★★★), où les petits mansengs (ici à 70 %) valsent avec vivacité et clarté, sans compter ces flaveurs susceptibles d’accompagner toute cuisine asiatique.

Barbara Widmer, à la Tenuta Brancaia, en Toscane. Si la Suisse, c’est pas mal, la Toscane, où ses parents, Brigitte et Bruno, s’installent en 1980, même sur une propriété laissée à l’abandon, n’est pas tout à fait l’enfer non plus. Que de chemin parcouru, mais surtout quelle témérité que celle de Bruno, publicitaire dans une autre vie (d’où l’originalité des étiquettes), d’avoir majoritairement replanté trois vignobles totalisant aujourd’hui 80 hectares, dont 40 en Maremma seulement.

Barbara pouvait-elle rêver mieux, en s’imposant au chai comme au vignoble au tournant du millénaire ? Exigeante et consciencieuse, la dame s’affaire rapidement à saisir la personnalité des différents clones de sangioveses plantés du côté de Radda et de Castellina, mais aussi des cabernets, merlots, petits verdots et sangioveses cantonnés plus au sud, dans une Maremma qui assure ici des équilibres parfaits sur le plan de la maturité. Évitons les clichés, mais avançons tout de même que les cuvées sont calibrées, avec une précision tout helvétique ici, surtout sur le plan des boisés, dont la patine « éduque » à merveille ces cépages, ici forts généreux sur le plan tanique.

Les différentes cuvées (en bio depuis 2019) en témoignent. Avec ce Tre 2020 (23,80 $ – 10503963), assemblage des trois domaines avec ici une dominante de sangiovese, toute la philosophie maison est là. La souplesse du fruité joue de l’équilibre sur un ensemble peu appuyé et bien tracé. Un rouge polisson aux tanins polis sous son vernis souple et festif (5) ★★★. Côté Maremma, ce Brancaia No 2 démontre, dans le millésime 2020 (27,95 $ – 74475445), ce dont est capable un pur cabernet sauvignon, riche en extraits secs, mais d’un moelleux exemplaire sur le plan tanique, sans jamais fléchir par manque de fraîcheur. Magistral de précision, une fois de plus (5) © ★★★1/2. À l’inverse, avec 80 % de merlot (Radda) cette fois, le Il Blu 2019 (101,75 $ – 12129469) met la table des grands soirs. Une véritable boule fruitée de velours noir à la fois compacte et fournie, dynamisée par des cabernets issus du vignoble de Castellina à vous caresser le palais longuement, profondément (5+) © ★★★★. Polissonne, Barbara Widmer ? Elle sait drôlement briquer ses tanins, en tout cas !

À grappiller pendant qu’il en reste !

Le secret de Mathilde 2020, Château de Gourgazaud, Minervois, France (18,95 $ – 15069537). Que cache donc Mathilde ici ? Un fruité sombre et opulent bien tassé derrière une structure puissante, mais aussi très fraîche, dont la texture fruitée et épicée colonise longuement le palais tout en invitant les brochettes de bœuf grillé à l’accompagner. Servir à 15 °C. (5) ★★1/2

Gaba do Xil 2019, Valdeorras, Espagne (20,25 $ – 11861771). Vous ne pouvez tout de même pas laisser les dernières bouteilles de mencia du dynamique Telmo Rodriguez sur les tablettes, car ce serait vous priver de l’originalité du cépage dans un contexte où il est brillamment mis en lumière. Moderne, certes, mais exécuté avec brio, repoussant le fruité dans ses limites où il fleure bon la prune et la cerise noire sur fond de tanins présents, mais glissants sous la dent. Un modèle du genre. (5) ★★★

Aria 2021, Baglio di Grisi, Terre Siciliane, Sicile, Italie (20,95 $ – 13567612). Si le cépage grillo assure le fonds de commerce de ce blanc sec avec ses nuances amères et un rien poivrées, le chardonnay, lui, le complète par sa texture plus ronde et fournie. Il en résulte un vin original fort persuasif, léger de ton, mais d’une étonnante vivacité. Thon grillé ? (5) ★★1/2

Kleftes 2021, Markou Vineyards, Grèce (21,25 $ – 15127400). Je ne connaissais pas cette maison, mais ce blanc sec nature à base de savatiano est nettement digne de mention. En raison de son caractère, de sa franchise, de la densité de son fruité livré avec équilibre et fraîcheur, de sa texture épicée et de sa longueur. Bref, c’est vivant et ça respire le bord de mer en invitant la dorade grillée à table. (5) ★★★

Gia Coppola 2019, Delicato vineyards, Californie, États-Unis (36 $ le litre — 15085414). Ce blanc sec livré par la maison Francis Ford Coppola, où le riesling assure plus de la moitié de l’assemblage (complété par le pinot blanc et le muscat canelli), vous entraîne dans un décor champêtre où la sieste est prévue (rassurez-vous !) après les solides agapes qui se sont déroulées sous la tonnelle. Plutôt fin, le voilà disposé à vous faire mordre avec conviction dans un fruité net, subtil et nuancé pourvu d’une impeccable digestibilité. Pas donné, mais vaut le détour. Salade de pomme et de fenouil rôti ? (5) ★★★

Château La Croix St-Estèphe 2017, Saint-Estèphe, Bordeaux, France (37 $ – 48561). Le second vin du Château le Crock affiche tout juste ce qu’il faut de maturité, avec de substantiels tanins fruités qui l’habillent avec fraîcheur. Nous sommes dans un esprit St-Estèphe, avec cette part d’épaisseur et de relief livrée avec cette touche d’austérité typique de l’appellation. C’est bien pourquoi une souris d’agneau braisée devrait l’accompagner à merveille. (5) © ★★★

Champagne Devaux Cuvée Rosée, Champagne, France (60,50 $ – 14990914). La Champagne ? Connaît pas la crise ! Plus de 300 millions de cols expédiés en 2022 et des volumes en hausse. Bref, les affaires roulent rondement, à l’image de ces bulles festives et abondantes. Celles-ci font éclater un fruité généreux de pinot noir qui, sans être doté de profondeur, assure le liant indispensable aux protéines d’un carré d’agneau qui se respecte, d’autant plus que son dosage demeure fort approprié pour les circonstances. (5) ★★★

Riesling Grand Cru « Muenchberg » 2019, Domaine Ostertag, Alsace (75,25 $ – 739821). On cause parfois terroir sans en saisir tout à fait le sens profond. Ce Muenchberg vous « enracine » sur place et raconte une histoire. On a l’impression qu’il se fout des aléas climatiques et autres stress hydriques. Il régule et joue ses billes (de raisins) dans cette espèce d’harmonie naturelle, presque insolente, comme s’il savait ajuster ses acidités aux sucres discrets, sans filet. Voici un 2019 en excellente forme, en verve, au fruité sautillant complexe et captivant, « salinisant » au passage un palais sans cesse impressionné par sa volubilité et cette impression de printemps tout frais, tout beau à la clé. Finesse, éclat et longueur. Seul bémol, il en reste peu. (5+) ★★★★

Explication des cotes


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