Votre espace-temps sera le mien

Montrachet 1889 de Louis Jadot: une ouverture privilégiée dans un espace-temps aussitôt refermé.
Photo: Jean Aubry Montrachet 1889 de Louis Jadot: une ouverture privilégiée dans un espace-temps aussitôt refermé.

C’était meilleur avant ? Je ne sais pas. Tout au plus différent, sans doute. À moins d’en avoir soutiré le liège, comment savoir par exemple si ce montrachet 1889 dégusté à la fin du dernier millénaire en compagnie de Pierre-Henry Gagey de la maison Louis Jadot s’inscrivait dans la mémoire de son époque alors qu’elle nous était étrangère ? Tout au plus pouvons-nous en soupçonner l’ambiance et en extrapoler la dimension.

Ces espaces-temps ouvrent des portes et en referment d’autres. Prenons l’exemple des boomers, dont l’auteur de ses lignes est un membre en règle. L’année 1955 permet alors aux parents de ceux-ci l’accès à un total de 128 magasins de la Commission des liqueurs. Des succursales dont les vins affichent le « goût » de leur époque. Ce qui apparaîtra bien peu en comparaison avec ce dont disposent les millénariaux, soit pas moins de 430 succursales de la SAQ en 2023. Sans compter bien sûr sur les importations privées et autres achats en ligne pour se ravitailler.

Il est vrai que les millénariaux n’ont pas vu l’ombre d’un pouilly-fuissé 1949 de la maison Bichot proposé à 2 $, contre 32,50 $ (22871 – (5) êêê) aujourd’hui, ou d’un champagne Taittinger Brut à 5,75 $, dont le prix de vente atteint actuellement 60,25 $ (10968752 – (5) êêê1/2). Cette génération pourra aussi toujours rêver de cette autre côte rôtie 1950 cédée à seulement 2 beaux dollars et 15 sous, alors qu’au moment où vous lirez ces lignes, elle devra débourser 50 fois plus pour la côte rôtie 2018 de la maison Guigal.

Au-delà des prix, je demeure toutefois assuré que les X, Y ou Z ne pleureraient pas la disparition du bon vieux Québérac à 85 sous la bouteille, sachant qu’ils ont dorénavant accès à plus de 10 000 produits de tous formats, toutes origines et couleurs, dont ces orange et autres vins « sur-naturels-sans-soufre-bios-dynamisés » devenus aujourd’hui la nouvelle norme. On est passé en l’espace d’une génération à un nouvel espace-temps, mais du goût celui-là.

Vous entretenir de ce montrachet 1889 n’est ni fortuit ni, je l’espère, pédant. Il participe à mon propre espace-temps de boomer dont le seul privilège est d’avoir fait du vin mon métier. Un beau métier qui, encapsulé sur les 40 dernières années, permet aujourd’hui de survoler une époque dont il serait tentant de dire que « c’était meilleur avant », même si elle n’était en somme que bien différente. Une époque où tout chroniqueur avait accès aux plus grands vins du monde dans une batterie de millésimes, qu’ils soient dégustés sur place ou achetés pour trois bouchées de pain en comparaison avec les sommes démentes exigées aujourd’hui pour ces icônes réservées aux richissimes. De ce point de vue, il apparaîtra impossible aux journalistes en herbe et autres amateurs de vin de bénéficier de cet espace-temps désormais révolu.

Vers la démocratisation

 

La fin des années 1970 donne déjà le ton. L’émulation pour le vin, hormis quelques clubs élitistes, n’atteint pas encore celle qui, à l’aube de l’an 2000, entraînera dans son sillage un vent de spéculation souvent exacerbé par une presse du vin qui fera bien malgré elle monter les enchères. Si les grands flacons ont toujours eu le vent en poupe, il reste qu’ils se font talonner par d’autres crus certes moins prestigieux, mais qui ont « trouvé » leur terroir tout en bénéficiant au champ comme au chai d’une approche qualitative à la fois inspirée et inspirante. Un petit demi-siècle jusqu’à nous qui illustre que ce n’est peut-être déjà plus comme avant.

On notera à mi-parcours un engouement pour la sommellerie au Québec, voire sa démocratisation. Au point où tout établissement respectable dispose maintenant d’une sommelière ou d’un sommelier, avec ou sans tablier, à l’oeuvre sur le plancher et proposant déjà les meilleurs vins d’aujourd’hui et de demain. Pourquoi se soucieraient-ils des vins d’hier alors que tous les margaux, grange, rayas, jayer, vega sicilia, petrus, richebourg, masseto, lafite et autres conterno ne leur sont désormais accessibles qu’en feuilletant des bouquins qui en distillent la mémoire ? Les vivre pleinement parce « qu’ils sont bons dans la yeule », pour citer Christian Bégin, permet d’en cristalliser l’époque, mais aussi de faire le pont avec une offre aujourd’hui devenue désormais exponentielle. Laissons à GPT-4 le verbatim de l’histoire, en espérant qu’il n’en oblitère pas quelques passages. En attendant, trêve de nostalgie, à d’autres époques leurs propres fruits. On les croque ensemble ?

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