La danse québécoise n’a plus les moyens de ses ambitions

Le milieu québécois de la danse n’a plus les moyens de ses ambitions, déplorent une soixantaine de chorégraphes qui réclament un financement majeur. Ci-haut, «Évolutions», une création de Margie Gillis présentée en 2017.
Photo: Jacques Nadeau archives Le Devoir Le milieu québécois de la danse n’a plus les moyens de ses ambitions, déplorent une soixantaine de chorégraphes qui réclament un financement majeur. Ci-haut, «Évolutions», une création de Margie Gillis présentée en 2017.

« Montréal a été une capitale de la danse contemporaine. Là, on n’a plus les moyens de l’être. » Finies les années où Margie Gillis, La la la Human Steps, O Vertigo, Marie Chouinard et, plus tard, Benoît Lachambre ou Louise Lecavalier faisaient l’événement dans les théâtres européens, créant une longue traîne de belle réputation à la création québécoise. En cette Journée internationale de la danse, une soixantaine de chorégraphes québécois importants lancent un rare cri commun. La danse, connue au Québec pour faire des miracles de trois bouts de ficelle et beaucoup de sueur, suffoque.

Ce groupe de créateurs a aussi transmis au Devoir une version plus longue de sa lettre envoyée au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). À l’origine de la démarche, les chorégraphes Danièle Desnoyers, Andrea Peña, David Albert-Toth, Caroline Laurin-Beaucage, Adrien Bussy, Alexandra « Spicey » Landé et Sylvain Émard.

Ça prend un redressement financier majeur pour relancer la discipline. Tout le milieu s’entend là-dessus.

 

Les chorégraphes y indiquent que le milieu de la danse « souffre d’un appauvrissement depuis de nombreuses années ». « La pandémie a exacerbé la fragilité de notre écosystème. Nous atteignons actuellement un point de rupture mettant en péril la vitalité et la survie de notre secteur. »

« Nous déplorons un nivellement vers le bas du financement des artistes et compagnies, lit-on encore. Nous nous inquiétons de ce que le milieu sera en mesure de créer, de produire et de faire rayonner étant donné les moyens limités mis à sa disposition. »

Andrea Peña, Rhodnie Désir, Victor Quijada, les sœurs Schmutt, Mélanie Demers, Fred Gravel, José Navas, Karine Ledoyen et Virginie Brunelle figurent aussi parmi les signataires. Différents âges, différents styles. Un seul message : « les conditions de travail sont beaucoup plus difficiles qu’avant », résume en entrevue Sylvain Émard, envoyé comme porte-parole.

« Ça prend un redressement financier majeur pour relancer la discipline. Tout le milieu s’entend là-dessus », poursuit celui qui a aussi été président du Regroupement québécois de la danse (RQD). « En ce moment, on n’est plus en mesure d’être à la hauteur de ce qu’on a été », déplore le chorégraphe.

« On est ouverts encore sur l’international, mais quand on regarde ce qui se fait ailleurs, on voit qu’on a perdu nos moyens de réaliser des œuvres de même envergure que ce que la création internationale propose. On n’est plus compétitifs. »

Le RQD et les diffuseurs Danse Danse, Tangente et l’Agora de la danse soutiennent la démarche. « On est interdépendants, souligne M. Émard. Un milieu artistique sain a besoin d’une création dynamique et d’une diffusion dynamique. »

Fracture de fatigue

Ce n’est pas la pandémie qui a causé ce point de rupture, précise Sylvain Émard. Peut-être a-t-elle servi de déclencheur à la prise de parole, en obligeant un changement de perspective, comprend-on.

Les nouvelles façons de créer, rendues nécessaires par les contraintes sanitaires, et les aides financières d’urgence ont entraîné « un ralentissement des activités de production, une diversification des activités et l’apparition de démarches soucieuses de développement durable », expliquent les chorégraphes dans leur missive.

Ce qui leur a aussi permis de prendre conscience, en creux, des « modes de production antérieurs profondément ancrés sur la pauvreté et l’épuisement des ressources humaines », poursuit le groupe.

« Je suis de cette génération de chorégraphes qui a été obligée d’inventer des ressources, parce qu’on n’avait pas les moyens de les payer, renchérit de vive voix M. Émard, qui a créé sa compagnie en 1990. La mise en commun, la mutualisation, on a une expertise là-dedans. »

« On ne peut pas aller plus loin. On a survécu grâce à ça. Et des dizaines d’années plus tard, je ne suis pas convaincu que ça nous a servis. On est encore en train de juste survivre. »

Dance me to the end of dance

Les créateurs notent l’augmentation rapide du nombre d’artistes indépendants et de compagnies émergentes, due entre autres aux « excellentes écoles de formation en danse » que possède le Québec, selon M. Émard.

« Qu’est-ce qu’on peut offrir à tous ces jeunes danseurs ? Travailler de temps en temps dans une petite forme. Là, je viens de me lancer dans une grande forme : c’est la première fois que je fais une pièce avec ma compagnie avec plus de sept danseurs, et j’ai 40 ans de métier. Compare au théâtre, pour voir… »

« On s’inquiète beaucoup pour les générations plus jeunes, enchaîne M. Émard. L’avenir en danse n’est pas très reluisant. » L’accès à la diffusion est aussi plus compliqué. Le bouchon provoqué par toutes les créations faites pendant la pandémie qui n’ont pas encore été vues scelle l’accès aux théâtres.

Partir en tournée coûte beaucoup plus cher aujourd’hui. Et en Europe, longtemps terrain allié de la danse contemporaine québécoise, les salles connaissent les mêmes blocages postpandémie. Elles se tournent, par réflexe, vers les créateurs locaux, par devoir envers le milieu de proximité et parce qu’ils coûtent moins cher à faire venir. Dans la foulée, les coproductions avec l’Europe que plusieurs chorégraphes arrivaient à bricoler pour financer leurs fins de mois se sont elles aussi taries.

Dollaradanse

Difficile aussi ici, au Québec, pour les jeunes chorégraphes d’espérer avoir un jour les moyens de soutenir leur compagnie par du financement au fonctionnement, et de pouvoir ainsi penser à des plans à moyen terme.

« C’est important pour nous de pouvoir reconnaître les artistes qui sont sur un momentum, de les soutenir à ce moment-là, convenablement, afin qu’ils puissent s’épanouir. » Et servir de locomotive sur des marchés à rouvrir.

Sylvain Émard précise : « Ce n’est pas une charge contre le CALQ qu’on mène. Le CALQ est un interlocuteur ouvert et réceptif ; il a répondu tout de suite à notre lettre avec une proposition de rencontre. Il y a une volonté d’échanger et de trouver des solutions. Mais on demande un redressement majeur de la situation », que le CALQ ne peut résoudre à lui seul avec son financement actuel, comprend-on entre les lignes.

Combien faudrait-il à la danse pour retrouver ses grands élans ? Sylvain Émard sourit. « On va faire bientôt cet exercice et chiffrer les besoins. On a voulu commencer en parlant d’abord de notre expérience. » En commençant par ce que sentent et vivent les corps, dans les studios, sur le terrain, à même la danse.

Budgets du CALQ

« On a tous du mal à comprendre le dernier budget du Conseil des arts et des lettres du Québec [CALQ] », mentionne le chorégraphe Sylvain Émard. Le Devoir a entendu cette phrase de la bouche d’autres créateurs et diffuseurs. « On nous dit qu’il n’y a pas de coupures, mais pour la danse, même si c’est un statu quo, c’est inacceptable. » Qu’en est-il donc des chiffres, si on extrait les aides pandémiques des dernières années ? Les « transferts réguliers » en milliers de dollars sont, selon le CALQ :

2018-2019 129 685,3

2019-2020 118 677,2

2020-2021 131 837,8

2021-2022 129 309,4

2022-2023 130 557,4

2023-2024 114 961,7

Le CALQ pense « avoir d’autres crédits dans les enveloppes du Plan d’action gouvernemental en culture et du Plan culturel numérique, et peut-être d’autres », selon ses réponses adressées au Devoir. « Nous estimons à environ 30 millions de dollars les sommes qui seraient confirmées au courant des prochains mois. »


 



La légende de la photo illustrant ce texte a été modifiée après publication. L'œuvre représentée est bien Évolutions, une création de Margie Gillis.

 



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