Sabrina Ratté: scruter l’histoire technologique

L'artiste multidisciplinaire Sabrina Ratté dans son studio à domicile. Elle se tient devant une projection de son oeuvre vidéo «Contre-Espace», qui était présentée sur la façade du Musée des beaux-arts de Montréal l'été dernier.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir L'artiste multidisciplinaire Sabrina Ratté dans son studio à domicile. Elle se tient devant une projection de son oeuvre vidéo «Contre-Espace», qui était présentée sur la façade du Musée des beaux-arts de Montréal l'été dernier.

Pour comprendre comment les artistes d’ici façonnent la matière pour en extraire leur vision du monde, il faut aller à leur rencontre. Mise en lumière est une série de portraits qui paraît toutes les fins de mois. Des incursions dans l’univers de créateurs qui travaillent leurs oeuvres de manière inusitée, en retrait de l’actualité culturelle.

Les paysages et les architectures futuristes de Sabrina Ratté recèlent des années de recherche sur les technologies d’imagerie numérique. Dès son baccalauréat en cinéma à l’Université Concordia, elle publiait dans son blogue Diamond Variations ses trouvailles sur les pionniers de l’art vidéo. Aujourd’hui, elle parcourt le monde avec ses oeuvres multiformes, des tableaux ambigus entre utopies et dystopies qui interrogent notre rapport au réel.

 

C’est à l’Arsenal art contemporain, à Montréal, qu’est présentée jusqu’au 13 août sa dernière exposition solo. On peut y découvrir des installations comme Inflorescences et Objets-monde, dont le nom est emprunté au philosophe Michel Serres, qui représentent des déchets technologiques abandonnés sur des paysages abstraits, à travers lesquelles « de nouvelles formes de vie » émergent.

Photo: Sabrina Ratté Une image tirée de l'installation vidéo «Objets-monde», présentée à Arsenal art contemporain.

« Je m’intéresse beaucoup au nouveau matérialisme, à comment repenser notre rapport aux choses au-delà de notre perspective d’humains, explique l’artiste. Il y a du plastique, partout autour de nous, qui ne va pratiquement jamais se décomposer. Il faut en prendre soin. J’aime imaginer des formes d’espoir dans des environnements qui peuvent paraître dystopiques, ou encore présenter des déchets numériques comme de belles ruines architecturales. »

Procédés hybrides

Pour concevoir ses univers abstraits, Sabrina Ratté allie la vidéo analogique à des techniques modernes de création d’images de synthèse. « On a la chance d’avoir accès à beaucoup d’histoire technologique, à plusieurs méthodes. Je trouve ça d’autant plus intéressant de pouvoir les entremêler et de créer une nouvelle esthétique hors du temps à partir de ces combinaisons-là. J’aime qu’on se demande si mes oeuvres sont faites dans les années 1970 ou en 2023. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La station de montage de l'artiste, dans son atelier à Montréal.

Dans son appartement de La Petite-Patrie, où elle nous reçoit, tous ces procédés cohabitent. Devant l’un des quatre murs de son atelier, au rez-de-chaussée, deux écrans d’ordinateur affichent ses travaux en cours sur son logiciel de montage dernier cri. De l’autre côté, son synthétiseur vidéo évoque des films de science-fiction rétrofuturistes. Cet appareil insolite génère des signaux vidéo qui lui permettent de créer ses propres formes ou d’altérer des images en direct.

« Les outils analogiques sont souvent associés à la nostalgie, dit-elle. Je veux m’éloigner de ce rapport nostalgique et m’en servir pour créer des formes dans de nouveaux environnements 3D. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Son synthétiseur vidéo.

C’est d’ailleurs en grappillant des images sur le Web ou en numérisant, en 3D, des objets qu’elle croise au quotidien que Sabrina Ratté compose les sujets de ses oeuvres vidéo. En pointant du doigt ses projets en cours sur ses écrans, elle explique : « Ici, on voit une pile de déchets et une branche que j’ai vues sur le trottoir. Je les ai numérisées à l’aide d’une application sur mon téléphone pour les incorporer à mon logiciel de montage. » Avec son synthétiseur, elle peut ensuite créer des formes ou des motifs qu’elle applique à ses paysages en mouvement.

Architectures numériques

L’artiste conçoit l’architecture comme « une grande force qui transforme notre rapport au monde ». « Ce qui me fascine dans l’architecture, c’est l’idée d’utopie qu’on lui colle souvent. Mais quand tu confrontes l’architecture au réel, elle peut devenir dystopique. »

Lors d’une résidence artistique en banlieue parisienne, Sabrina Ratté est devenue fascinée par les « villes nouvelles » françaises, les mégastructures et les projets d’architectes modernistes comme Le Corbusier. Pendant six ans, elle a vécu entre Paris et Marseille avant de revenir s’établir à Montréal dans la dernière année. « En France, j’étais aussi très inspirée par les non-lieux comme les cinémas, les centres d’achats et les aéroports. Je me suis dirigée vers la 3D parce que ça me permettait de créer des architectures similaires plus sophistiquées. »

Elle travaille même parfois directement avec l’architecture comme canevas. C’est ainsi qu’elle réalise l’été dernier Contre-espace, une vidéo d’environ cinq minutes projetée sur la façade du Musée des beaux-arts de Montréal.

Influences cinématographiques

Oscillant entre l’installation, la performance, la sculpture, la vidéo et les arts imprimés, l’artiste s’impose de plus en plus dans le milieu des arts visuels. Or, c’est au cinéma qu’elle fait ses premières armes. Dans le cadre de son baccalauréat et de sa maîtrise en cinéma à Concordia, elle apprivoise d’abord le cinéma expérimental et la vidéo analogique. C’est aussi pendant ses études qu’elle rencontre Roger Tellier Craig, un compositeur électroacoustique avec qui elle travaille étroitement depuis.

« À l’époque, j’étais fascinée par Maya Deren et Jean Cocteau, qui avaient des pratiques très DIY, raconte-t-elle. Je me suis ensuite tournée vers Lillian Schwartz, une pionnière américaine de l’art assisté par ordinateur. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Une station de montage où travaille Guillaume Arsenault, un fidèle collaborateur de l'artiste. À côté du bureau, la bibliothèque de Sabrina Ratté est remplie de livres d'auteurs qui l'inspirent, dont Greg Egan, Donna Haraway et Henri Bergson.

Les influences cinématographiques imprègnent toujours son oeuvre. En 2020, la Cinémathèque lui commande l’installation vidéo House of Skin pour sa salle d’exposition, qu’elle réalise en hommage à David Cronenberg. Comme dans le cinéma du géant canadien, « des formes hybrides entre le vivant et la technologie » s’y côtoient dans un décor dystopique.

Goût pour la philosophie

Le travail de Sabrina Ratté a également été présenté à Shanghai, à Tokyo, à la Gaîté lyrique et au Centre Pompidou de Paris, au Musée Whitney et au Musée de l’image en mouvement de New York, entre autres. Le milieu social de son enfance, passée en banlieue de Québec, ne la prédisposait pourtant pas à une telle carrière.

« Mes parents n’étaient pas du tout des artistes. Les Pneus Ratté, c’est ma famille. J’ai donc plutôt grandi dans le milieu du pneu , lance-t-elle dans un éclat de rire. Mes parents m’ont quand même toujours soutenue. C’est en m’amusant avec un caméscope qu’ils m’avaient offert, pendant un voyage en famille, que j’ai vraiment pris goût à la vidéo en expérimentant avec les transitions et le feedback visuel. »

Aujourd’hui, sa démarche puise davantage dans la littérature et la philosophie que dans l’expérimentation formelle. Après notre visite de son atelier, elle nous montre une pile de livres d’auteurs qui l’inspirent, dont Greg Egan, Donna Haraway et Henri Bergson. Dans les prochains mois, on pourra voir le fruit de ses recherches récentes à Winnipeg, à Avignon et à Brühl, en Allemagne. « Dans mes lectures, comme en montage 3D, je suis toujours en apprentissage, et les formes de mon travail évoluent constamment. »

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