Muriel Ahmarani Jaouich: l’urgence de «décoloniser la peinture»

«J’ai commencé à représenter les histoires de mes ancêtres quand j’ai compris que je portais en moi leurs blessures, grâce à plusieurs années de méditation», raconte l’artiste peintre Muriel Ahmarani Jaouich.
Photo: Adil Boukind Le Devoir «J’ai commencé à représenter les histoires de mes ancêtres quand j’ai compris que je portais en moi leurs blessures, grâce à plusieurs années de méditation», raconte l’artiste peintre Muriel Ahmarani Jaouich.

Pour comprendre comment les artistes d’ici façonnent la matière pour en extraire leur vision du monde, il faut aller à leur rencontre. Mise en lumière est une série de portraits qui paraît toutes les fins de mois. Des incursions dans l’univers de créateurs qui travaillent leurs oeuvres de manière inusitée, en retrait de l’actualité culturelle.

« Je veux créer mon propre langage », affirme Muriel Ahmarani Jaouich. L’artiste montréalaise d’origine arménienne, égyptienne et libanaise au parcours atypique se dit incapable de situer son travail dans le canon de l’histoire de l’art. Elle compte au contraire « décoloniser la peinture » en transposant les histoires traumatiques de ses ancêtres sur la toile. Les oeuvres paradoxalement lumineuses qui en résultent s’apprêtent à conquérir nos institutions.

À première vue, les tableaux peuvent paraître ambigus, voire indéchiffrables, malgré l’apparente simplicité des formes et la candeur de la technique. Des personnages inspirés de dessins de l’Égypte antique côtoient des serpents portant des fez, d’autres créatures légendaires ou encore des têtes humaines décapitées. Muriel Ahmarani Jaouich mêle les iconographies et les temporalités, à l’image des origines multiples de sa famille.

Photo: Muriel Ahmarani Jaouich / Galerie Patel Brown «Baba et Annie», huile sur toile, 152 x 214 cm.

« J’ai commencé à représenter les histoires de mes ancêtres quand j’ai compris que je portais en moi leurs blessures, grâce à plusieurs années de méditation », raconte l’artiste. Il s’agit surtout ici des traumatismes causés par le génocide arménien. Les survivants dans la famille de sa mère, qui est originaire de l’est de la Turquie, ont été forcés à l’exil par l’Empire ottoman. Idem pour la famille de son père, qui venait du Liban.

Changement de carrière

Avant de devenir peintre, elle s’est découvert une passion pour la méditation. Muriel Ahmarani Jaouich avait cumulé des années d’expérience professionnelle en communication auprès d’ONG comme l’UNICEF, puis comme gestionnaire, notamment à la Fondation Rêves d’enfants. En 2006, elle s’initie à la philosophie bouddhiste. Quatre ans plus tard, elle abandonne sa carrière traditionnelle et travaille à temps plein pour un OBNL consacré à la méditation, où elle enseigne aujourd’hui.

« J’ai compris que je n’avais pas besoin de réussir sur le plan professionnel, dit-elle. Je voulais surtout me sentir heureuse au quotidien. Petit à petit, je me suis inscrite à des cours de peinture. J’en avais envie depuis très longtemps. Je suis tellement contente de m’être donné cette chance. J’ai choisi de devenir artiste tardivement. C’était plus fort que moi. Je me sentais redevable à ma famille. »

Photo: Adil Boukind Le Devoir

Après avoir suivi ses cours auprès du peintre Seymour Segal, elle s’inscrit au baccalauréat à Concordia. Puis, pendant la pandémie, elle termine sa maîtrise. C’est alors qu’elle perfectionne sa représentation de l’iconographie égyptienne et qu’elle retient l’attention du milieu de l’art. Désormais représentée par la galerie Patel Brown, elle vient d’y présenter sa première exposition solo, Lignées vivantes, qui affichait plusieurs de ses oeuvres réalisées dans le cadre de la maîtrise.

Sa collaboration avec Patel Brown, une galerie de Toronto ayant pignon sur rue au Belgo à Montréal depuis l’an dernier, l’a également amenée à New York cet été. Elle a eu droit à une deuxième exposition solo, cette fois dans la succursale new-yorkaise d’Arsenal. On la verra l’an prochain aux foires de Toronto et de Miami, ainsi que dans un autre solo avec Patel Brown. L’artiste a même eu la chance d’exposer au Musée des beaux-arts de Montréal à l’été 2022, dans le cadre de l’exposition MAADI de Stanley Février.

« Laisser des traces »

Muriel Ahmarani Jaouich considère qu’elle crée « dans l’urgence », à la fois pour des raisons personnelles et politiques. « Mon père est atteint de la maladie d’Alzheimer. Ses symptômes se sont récemment aggravés au point où il n’arrive plus à parler. Le fait d’assister au déclin rapide de sa santé m’a incitée à me plonger dans l’art égyptien. Cela représente pour moi la terre d’accueil de mes grands-parents. Je me sers maintenant de ses codes pour réécrire ma propre histoire et laisser des traces de ce qui m’échappe. »

Cette réécriture prend forme « intuitivement », dit-elle. « Avant de peindre, je me constitue une banque d’images — de ma famille et d’archives historiques — que j’assemble ensuite dans un genre de collage. Je consulte aussi des cartes. Je m’intéresse beaucoup aux frontières et aux territoires que mes ancêtres ont perdus. En peinture, je peux aussi bien créer à partir d’un dessin qu’ajouter des formes et des couleurs spontanément. »

Photo: Adil Boukind Le Devoir

L’histoire orale occupe également une place particulière dans son travail. « Dans mon téléphone, j’accumule toutes sortes d’histoires recueillies auprès de membres de ma famille. Je me laisse guider en les écoutant. Je m’inspire aussi beaucoup des objets, comme d’un bracelet en forme de serpent que ma tante m’a offert. Les serpents se retrouvent maintenant dans presque toutes mes oeuvres. »

« Lumière et beauté »

Sur les têtes de ses serpents, elle peint souvent des fez. « Comme celui que portait Talaat Pacha, l’architecte du génocide arménien, explique-t-elle. Je subvertis ces symboles à la base de traumatismes héréditaires. Un jour, mes cousines m’ont appris que des hommes de ma famille avaient été décapités, comme plusieurs intellectuels arméniens. Les têtes humaines décapitées sont devenues un symbole fort pour moi. Mon art, c’est une forme d’activisme pour honorer la mémoire de ma famille. »

Photo: Muriel Ahmarani Jaouich / Galerie Patel Brown «L’exile de Teta Rose», huile sur toile, 152 x 214 cm.

L’approche formelle de Muriel Ahmarani Jaouich est aussi éclatée que le sont ses références culturelles. « Je m’inspire de toutes sortes d’artistes, sans jamais chercher à respecter des [conventions] précises. Je ne veux pas avoir besoin de lire sur l’histoire de l’art pour exister et pour peindre. Je m’identifie beaucoup à Dana Schutz, par exemple, qui pour moi incarne la liberté et la purification. »

Dans ses tableaux pourtant mélancoliques, elle dit vouloir « transmettre la clarté, la lumière et la beauté ». Un fait rare dans notre milieu de l’art contemporain, qui a tendance à valoriser l’hyperintellectualisation et la dématérialisation avant tout. « Etel Adnan parle de la beauté comme d’une force qui nous garde vivants. J’adhère beaucoup à cette philosophie. La beauté, c’est une façon de transmuter les choses. Face à la tragédie, dans l’amour et la douceur, c’est d’une grande puissance. »

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