Lili Reynaud-Dewar: le danger nous guette

Lili Reynaud-Dewar, «Sans titre (Hiver 2022)», 2022
Photo: Avec l’aimable permission de Lili Reynaud-Dewar et de Layr, Vienne Lili Reynaud-Dewar, «Sans titre (Hiver 2022)», 2022

Avec des affirmations telles que « L’enfer se rapproche de vous » ou « Nous sommes tous en danger », l’installation vidéo Rome, 1er et 2 novembre 1975 (2019-2021) de Lili Reynaud-Dewar résonne d’actualité. C’est comme si l’artiste française lançait un énième appel à modérer nos vies au vu des crises climatique, politique et autres qui se multiplient.

Le titre de l’oeuvre l’explicite : les images renvoient à l’année 1975. À deux dates précises, les dernières de Pier Paolo Pasolini, le cinéaste et écrivain italien assassiné dans un parc, la nuit. D’une audacieuse complexité, tissée de fils narratifs entremêlés entre scènes répétées, multiples interprètes des mêmes personnages et variété des langues, Rome, 1er et 2 novembre 1975 s’avère être le clou de l’exposition que le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) consacre à Lili Reynaud-Dewar.

Cette installation à quatre écrans, disposés de manière à entourer la personne qui s’y présente, n’est pourtant pas la plus visible. C’est d’abord un travail sculptural que le public découvre — cinq autoportraits en aluminium. C’est surtout une série de vidéos monobande qui occupe la grande salle et monopolise l’attention avec sa trentaine d’oeuvres à durée variable, entre 2 et 46 minutes, réparties sur quinze écrans.

L’exposition I Want All of the Above to Be the Sun (« Je veux que tout ce qui précède soit le soleil ») tourne autour de la silhouette de l’artiste, au coeur de ces deux ensembles. Dans les sculptures Sans titre (2019-2022), Reynaud-Dewar prend différentes poses, assise par terre, tête penchée sur son téléphone.

Dans les vidéos tournées depuis 2013, elle danse seule dans des lieux culturels du monde occidental (le New Museum de New York, l’Arsenale de Venise, la Villa Medici de Rome, etc.). Seule et nue, le corps recouvert de rouge (ou d’une couleur argentée, comme dans ses sculptures), avec l’intention de camoufler son identité.

Une expo protéiforme

Formée en droit et en danse classique, prix Marcel Duchamp en 2021, le plus prestigieux de l’art contemporain français, Lili Reynaud-Dewar a fait sa renommée avec une pratique protéiforme. Chez elle, les frontières sont peu étanches. Elle navigue à la fois dans l’autoreprésentation et dans le portrait de société, entre l’intime et l’impersonnel. « Ces rapports entre contexte et individu sont au coeur de la démarche de l’artiste : comment se définit-on ? Par rapport à qui ? » écrit Mark Lanctôt, conservateur du MAC et commissaire de l’expo.

Si les sculptures retenues conviennent au courant hyperréaliste resté en vogue depuis Ron Mueck et ses personnages en chair du début du XXIe siècle, les vidéos se relèvent d’une autre nature. Fermés au public, les vastes musées et fondations que Reynaud-Dewar revisite seule et, en apparence, indifférente prennent l’allure d’éléphants blancs. L’art et ses institutions seraient-ils des châteaux forts inaccessibles ?

Par ses mouvements, voire sa nudité, l’artiste-danseuse casse l’image autoritaire d’un musée et parfois, comme dans le cas de l’oeuvre réalisée pour l’exposition, relève l’absurdité d’une situation. Dans I Want All of the Above to Be the Sun (Mac Montreal), la vidéo de 2023, on revoit l’établissement montréalais abandonné pour les besoins d’un chantier toujours au point mort. Le commissaire et l’artiste ont malheureusement choisi de montrer dans le petit MAC temporaire toutes les oeuvres de cette série de vidéoperformances. Quatre ou cinq écrans n’auraient-ils pas suffi ?

Dans sa réalité de musée enclavé à Place Ville Marie, le MAC tarde à se renouveler. I Want All of the Above to Be the Sun est la quatrième exposition à cet endroit et la quatrième, à quelques détails près, de la même teneur : une introduction constituée de quelques oeuvres moins importantes, la grande salle occupée par une série d’installations vidéo et une dernière pièce fermée, pour des projections. Les écrans dominent et, à l’exception de Nelson Henricks, exposé à l’hiver 2023, les artistes de l’étranger aussi.

Dans l’expo en cours, c’est la dernière oeuvre qui vaut le déplacement. Comme l’écrit Mark Lanctôt, les répétitions récurrentes, mais empreintes de différences auxquelles s’adonne Reynaud-Dewar, « permettent une compréhension du présent par l’activation du passé ». Dans Rome, 1er et 2 novembre 1975, il est fascinant (ou déprimant, c’est selon) de constater que les paroles de Pasolini ont peu vieilli. Il n’y a cependant pas que ça.

Sans amplifier le mythe du cinéaste derrière le Décaméron, l’artiste française s’appuie sur le mystère entourant son meurtre pour opposer individualismes et collectivité, mêler vérités et fictions et superposer les interprétations et suppositions d’un fait jamais résolu. L’oeuvre s’inspire d’un entretien (L’Ultima intervista di Pasolini), du roman inachevé Pétrole et du film Pasolini (2014) d’Abel Ferrara pour reproduire, en trois scènes, les derniers moments de la vie du cinéaste.

Dans sa forme éclatée et répétitive, où chaque écran dialogue presque avec les autres, Rome, 1er et 2 novembre 1975 n’a aucun temps mort. Des changements de couleur (bleu, rouge, vert) rythment le récit. L’artiste le ponctue aussi d’écrans blancs. Elle a aussi laissé au sol des copies imprimées des dialogues. Une telle accumulation d’information place le public au coeur d’un ballet d’idées. Au début, l’impression de ne capter que des propos superficiels est tenace. Au bout d’une demi-heure, l’expérience a pris du sens, ancrée dans le doute davantage que dans les certitudes, dans la discussion davantage que dans des a priori. Un fouet qui nous sort de la torpeur dans laquelle l’expo nous poussait jusque-là.

I Want All of the Above to Be the Sun

De Lili Reynaud-Dewar. Au Musée d’art contemporain de Montréal, Place Ville Marie, jusqu’au 17 septembre.

À voir en vidéo