La photographie, fantasme de vérité

La photographe Tokuko Ushioda, qui fait partie de l’exposition, dans son atelier
Photo: Bas Princen La photographe Tokuko Ushioda, qui fait partie de l’exposition, dans son atelier

Les photographes et architectes Stefano Graziani et Bas Princen sont les commissaires de l’exposition Les vies des documents. La photographie en tant que projet, issue d’une réflexion sur les exceptionnelles archives photographiques du Centre canadien d’architecture (CCA). Mais le résultat est bien plus qu’une présentation sur la photo d’architecture, genre qui dépasse de loin l’idée simpliste d’une image qui documenterait froidement et objectivement des bâtiments.

La recherche ici proposée est une réflexion sur les usages multiples de la photo contemporaine, et même ancienne, ce qui mène à un questionnement sur le concept même de la représentation. Une analyse qui dépasse de loin le discours répétitif actuel, souvent creux, sur l’image numérique qui s’opposerait ou se distinguerait absolument de la photo argentique, propos qui fait de la technique, et non de la volonté des artistes, le moteur ou le cadre limitatif de la création.

S’approcher du réel

La proposition de Graziani et Princen est d’une grande pertinence. La photo y est perçue comme un projet, une démarche artistique et intellectuelle tentant de s’approcher du réel avec une attention et une sensibilité particulières, toujours renouvelées. Une expérience empirique plutôt qu’une méthode à appliquer mécaniquement.

On y apprécie en particulier la série de neuf entrevues et discussions menées par les commissaires auprès de l’artiste Lara Almarcegui, des photographes Naoya Hatakeyama et Takashi Homma, de l’architecte et fondatrice du CCA, Phyllis Lambert…

Le photographe Jeff Wall y parle de l’hybridation photographique, du fait qu’en art, il y a eu la disparition des distinctions entre les idées d’artifice ou de fiction et le genre du photoreportage. Il parle aussi de la porosité entre la photographie et d’autres formes d’art, dont la performance.

L’artiste Guido Guidi, citant le philosophe Georges Didi-Huberman à propos de « l’exactitude » de la peinture de Fra Angelico, explique comment cet artiste « ne montre pas seulement son habileté dans la représentation du Vrai, mais d’abord et avant tout son acte de dévouement, d’attention envers la nature, envers les choses » qui nous entourent. Guidi explique aussi comment notre rapport au monde est constitué de points de vue et que même l’éclairage d’une table en changera la couleur perçue… Et la photo doit rendre aussi compte de cela.

L’urbaniste et essayiste Stefano Boeri, qui a travaillé avec le photographe Gabriele Basilico, parle du « regard hégémonique » que bien des disciplines, dont l’architecture, posent sur le monde. Il affirme la nécessité de déconstruire ce regard par une forme d’éclectisme, de « regards latéraux ». Et lui aussi évoque, donc, la nécessité de produire un collage de points de vue. Ainsi pourrions-nous tenter de toucher plus précisément au réel.

À travers ces témoignages s’éloigne la fausse idée d’une photographie offrant un point de vue objectif sur le monde matériel. Mais en fin de compte, on sortira de cette exposition en se disant que la photographie continue de mettre en scène un désir, celui de voir et de saisir l’essence des choses au-delà des apparences. Un fantasme de vérité, lui non plus jamais tout à fait assouvissable…

Une oeuvre signée Martin Dufrasne

Le 6919 Marconi — qui existe depuis 2002 — fut défini par le professeur Guillaume Éthier comme un lieu ouvert « au sens d’oeuvre ouverte chez Umberto Eco ». Ce terrain en friche, sur lequel est planté un grand panneau d’affichage, a ainsi été offert « à toutes sortes d’interprétations ».

Ces jours-ci s’y poursuit le projet Chantier, qui explore « le thème de la mixité urbaine » ainsi que l’idée du « chantier en tant que vecteur de co-définition de la ville ». La plus récente intervention, Là où sont les oiseaux (nouveaux développements), est signée par Martin Dufrasne. Cette installation dialogue avec une oeuvre que Dufrasne réalisa au Bic en 1995, une intervention dans la nature, judicieusement appelée échanges essentiels suis-je de trop ?. Il avait donné à un madrier de bois la forme d’une branche d’arbre et avait placé cette branche sculptée sur un arbre bien vivant. À cela s’ajoutaient d’autres offrandes à la nature dont, comme nous tous, il a retiré beaucoup. Il lui avait offert une larme, de son sang, de ses cheveux et même, pour quelques heures, son propre corps, dans un trou creusé…

Sur le panneau d’affichage rue Marconi, Dufrasne a installé des branches d’arbre coupées au bout desquelles il a appliqué des feuilles d’or. Dans un quartier convoité par les spéculateurs, ces branches sont comme des perchoirs de luxe, une sorte d’hôtel-boutique pour oiseaux rares et embourgeoisés… Le soir, ces ors scintillent comme une constellation d’étoiles supplémentaire. Le morceau de branche de bois, petit rien, dialogue ainsi avec l’immensité du ciel.

Un projet présenté par Jean-François Prost.

Jusqu’au 17 septembre

La vie des documents. La photographie en tant que projet

Au Centre canadien d’architecture, jusqu’au 3 mars



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