«Habiter l’imaginaire»: les abstractions identitaires de Moridja Kitenge Banza

Moridja Kitenge Banza, Chiromancie #14 no 1, 2023
Moridja Kitenge Banza et Galerie Hugues Charbonneau Moridja Kitenge Banza, Chiromancie #14 no 1, 2023

Des peintures aux couleurs chatoyantes et aux lignes mouvantes qui ouvrent l’exposition à la vidéo musicale qui la clôt, c’est tout un parcours que propose en cette fin d’été la Fondation Phi. Sans son inattendue prolongation annoncée il y a quelques jours, l’exposition serait passée inaperçue après un seul mois à l’affiche. Cela aurait été bien dommage.

Les oeuvres réunies sous le titre Habiter l’imaginaire explorent avec intelligence, sensualité et, par moments, une douce ironie des sujets comme la géopolitique ou le racisme. C’est l’art de Moridja Kitenge Banza.

Depuis qu’il a adopté Montréal, où il réside depuis plus de dix ans, Kitenge n’a pas cessé de se faire une belle place dans l’art du Québec. En peinture, en photographie ou par le biais d’installations, l’artiste né en République démocratique du Congo (RDC) traite de thèmes tels que la migration, la mémoire et le mélange culturel. Son double autoportrait Authentique (2019), absent de l’expo, le montre, été comme hiver, assis sur un trône dans une cour typiquement montréalaise. Un pur délice.

Habiter l’imaginaire n’est pas son premier solo au Québec, loin de là. Mais il est le premier d’un artiste québécois à la Fondation Phi, après plus de quinze ans d’activité. Il était temps. Que l’honneur revienne à Moridja Kitenge Banza signifie beaucoup quant à l’importance et à la pertinence de sa pratique. Cette première pour le centre d’art prend place dans le bâtiment étagé situé rue Saint-Jean, dans le Vieux-Montréal.

Le second édifice de la Fondation Phi réunit pour sa part un projet communautaire des Montréalaises Amélie Brisson-Darveau et Pavitra Wickramasinghe et un programme vidéo collectif.

Carte et main

En vingt oeuvres, la plupart réalisées en 2023, Habiter l’imaginaire aborde avec des doses de fiction la réalité identitaire telle qu’elle est marquée par le territoire qu’on habite.

Répartie sur les deux premiers étages, la série de peintures Chiromancie figure comme l’élément fort de l’exposition. L’artiste l’a entamée il y a longtemps, en 2008. Ici, il en dévoile les plus récentes itérations. Ce travail à l’acrylique, sauf exception, s’est enrichi au fil du temps avec l’apparition de fonds colorés. L’essence reste la même : un tracé ondulant inspiré par les lignes visibles sur la main gauche de l’artiste. Le propos, articulé comme une critique de l’arbitraire fragmentation de l’Afrique par les puissances européennes — la conférence de Berlin (1884-1885) entérine ce « partage » —, a pris de l’envergure.

Cette fusion de la cartographie colonialiste et de la chiromancie très suggestive n’est pas si farfelue que cela. Au-delà de leur rapprochement esthétique (une division aléatoire d’une superficie donnée), les deux univers se complètent, si on ose dire. Aux côtés de la chiromancie, pseudoscience divinatoire, la cartographie apparaît comme une fumisterie scientifique. Les deux ont des répercussions futures, bien que l’une le soit à petite échelle, individuelle, et que l’autre, qui embrasse large, concerne des millions de personnes.

Composée de sillons circulaires et d’étendues colorées, chaque Chiromancie se veut une représentation, certes abstraite et imaginaire, d’un territoire exploité et marqué par l’extraction des minéraux qu’il contient. Elles ressemblent aux topographies d’un Edward Burtynsky, qui a photographié à vol d’oiseau les carrières et les mines en Afrique.

Les peintures du deuxième étage se différencient de celles du premier du fait qu’elles ont été inspirées par le territoire québécois. La palette, dite d’hiver, tient en des tons gris, noirs, blancs, alors que la série « africaine » tire dans les teintes qualifiées de chaudes. Ces champs colorés, qui ne sont pas sans rappeler les tableaux nordiques de Riopelle ou la période noir et blanc de Borduas, s’inscrivent dans une abstraction plus narrative et actuelle. Le Québec et la RDC, même réalité : un passé colonial, un territoire vidé de ses ressources.

Si le propos politique perd de sa poésie au 3e étage, il prend un virage presque festif dans le 4e et dernier. Selon cette succession, Cheryl Sim, la directrice générale et commissaire de Phi, propose d’abord Cycle (2023), une installation comprenant une vidéo, des impressions et du mobilier. Certes, le sarcasme et l’absurdité du propos font sourire, mais cette oeuvre dénonçant le racisme systémique s’avère trop simpliste.

La conclusion de l’exposition est d’un autre niveau et d’un autre ton, avec la vidéo Hymne à nous (2009). Déjà, dans la cage d’escalier, un air hyperconnu de Beethoven (L’hymne à la joie, presque un ver d’oreille) intrigue. Devant l’écran, tout s’éclaircit : un choeur d’hommes, nus, chante cet air, mais avec des paroles légèrement dissonantes.

Primée à la Biennale de Dakar en 2010, l’oeuvre annonce le programme que poursuit depuis l’artiste. Sa figure est centrale et multiple (le choeur d’hommes, c’est lui), le commentaire politique domine (le texte chanté mélange des sources, de l’hymne français à un discours du roi Léopold II) et le réalisme est habilement trafiqué.

D’abord soutenu par la galerie Joyce Yahouda, et depuis 2019 par la galerie Hugues Charbonneau, Moridja Kitenge Banza a exposé un peu partout à Montréal et a participé à des expositions de groupe dans des musées et même, déjà, à Phi (Relations. La diaspora et la peinture, 2020). Il ne lui manque que la publication monographique : dommage que la fondation du Vieux-Montréal n’ait pas profité de l’occasion.

Habiter l’imaginaire

De Moridja Kitenge Banza. À la Fondation Phi pour l’art contemporain, jusqu’au 8 octobre.

À voir en vidéo