«Chom5ky vs Chomsky», le vrai et le faux de l’intelligence artificielle

Selon Sandra Rodriguez, Noam Chomsky a relevé une série de composants du comportement humain que la machine ne peut pas reproduire.
Marie-France Coallier Le Devoir Selon Sandra Rodriguez, Noam Chomsky a relevé une série de composants du comportement humain que la machine ne peut pas reproduire.

Alors qu’elle était professeure au MIT, Sandra Rodriguez s’est fait approcher par un chercheur qui souhaitait intégrer tous les textes, entrevues et conférences du célèbre linguiste et philosophe Noam Chomsky pour en faire une sorte de robot intelligent qu’il aurait pu offrir en ligne moyennant rétribution.

À la fois dérangée par ce projet en complète contradiction avec l’approche de Noam Chomsky envers le savoir et intriguée par le procédé proposé, la sociologue des technologies médiatiques, qui avait aussi collaboré au projet Traque interdite, s’est lancée dans une réflexion. En a émergé Chom5ky vs Chomsky, une expérience de réalité virtuelle qui explore à la fois les limites et les percées de l’intelligence artificielle (IA), et qui prend l’affiche à l’Espace ONF.

Photo: Tommi Aittala L’exposition «Chom5ky vs Chomsky», au KINDL — Centre d’art contemporain de Berlin, en novembre 2022

À la manière de ChatGPT, le robot conversationnel de Mme Rodriguez a avalé toutes les traces numériques produites par Noam Chomsky au cours de sa vie et peut répondre aux questions de ses interlocuteurs. Armé d’un casque de réalité virtuelle, on se retrouve en face d’une reconstitution virtuelle du chercheur. Technologie oblige, l’expérience peut être victime d’interruptions ou de bogues.

Noam Chomsky est au courant de cette expérience, sans y avoir participé, et a libéré de ses droits tous les contenus numérisés qu’il a partagés à ce jour.

Curiosité et connaissance

 

Mais au-delà de ces considérations, toutes les réponses générées nous ramèneront forcément à des réflexions passées, à ce « même » auquel la technologie nous confine de plus en plus. La curiosité, la création et la collaboration ne viendront pas de la machine elle-même, mais uniquement de l’humain qui l’utilise, ce qui confine pour le moins l’IA à une certaine pauvreté.

Au hasard de la conversation avec le robot Chom5ky, on trouve quelques affirmations rassurantes comme « L’être humain survivra aux changements climatiques ». Mais lors de notre visite, il ne répondait pas à des questions comme « Préférez-vous les livres de papier ou les livres virtuels ? » ou « Croyez-vous que Trump gagnera les prochaines élections américaines ? ».

En fait, au fil de l’expérience, Chom5ky renvoie l’interlocuteur à toutes les questions qu’il a posées pour lui démontrer son unicité, puisque la curiosité n’est pas une qualité dont sont dotées les machines. L’intelligence humaine est en fait très peu connue, relève le robot, ce qui fait qu’elle est évidemment impossible de la reproduire. Tout au plus peut-on reproduire ses manifestations apparentes.

Il propose cependant une analogie entre les intelligences artificielles et humaines : « Est-ce qu’on dit qu’un sous-marin sait nager ? »

Après des années de mutisme au sujet de l’IA, le véritable Noam Chomsky a d’ailleurs signé au printemps dernier, avec Ian Roberts et Jeffrey Watumull, un texte d’opinion dans le New York Times. Ces intellectuels y parlent de l’IA comme quelque chose de « trivial » en comparaison avec l’esprit humain, qui peut « faire un usage infini de choses finies ». « Il est à la fois comique et tragique, comme dirait Borges, que tant d’argent et d’attention soient concentrés sur une chose si dérisoire », écrivent-ils.

M. Chomsky et ses cosignataires y expriment à la fois leur optimisme et leurs préoccupations à l’égard de l’IA. « Optimisme, parce que l’intelligence est le moyen par lequel nous résolvons les problèmes. Inquiétude, car nous craignons que la souche la plus populaire et la plus à la mode d’IA — l’apprentissage machine — dégrade notre science et avilira notre éthique en incorporant dans notre technologie une conception fondamentalement erronée du langage et de la connaissance. »

Ce que l’IA ne fait pas

Selon Sandra Rodriguez, Noam Chomsky a relevé une série de composants du comportement humain que la machine ne peut pas reproduire. D’abord, l’IA ne se pose pas de questions. Et elle ne peut ni créer ni collaborer. C’est ce que l’usage du robot conversationnel conçu par la sociologue finit par démontrer. « On a réussi à amener l’IA en compétition, mais pas à la faire collaborer », note-t-elle.

La productrice de l’installation, Marie-Pier Gauthier, précise que Chom5ky vs Chomsky vise à explorer les limites de l’IA, et pas celles de la pensée de Noam Chomsky. Reste que le choix du linguiste s’imposait : il s’agit d’un penseur célèbre ayant laissé un très grand nombre de traces numériques. Il a aussi, dans la vraie vie, la particularité d’être quelqu’un qui accepte de répondre à toutes les questions. « Il accepte de répondre à des questions comme “Quel est votre sandwich préféré ?” ou “Comment rencontrer l’âme soeur ?” » note Mme Gauthier.

Selon M. Chomsky, notre connaissance de l’intelligence humaine est encore « à l’époque prégaliléenne », souligne Sandra Rodriguez. Elle ne fonctionne pas comme un simple algorithme d’ordinateur, alors comment peut-on prétendre la dupliquer ? Et surtout, comment peut-on se fier à ces imitations numériques ? L’installation Chom5ky vs Chomsky utilise 10 formes différentes d’IA, de la reconnaissance vocale aux réponses générées par ordinateur, pour explorer le sujet.

On comprendra qu’on en émerge avec davantage de questions qu’au départ. Et que ce n’est peut-être pas une bête façon d’aborder le monde.

Chom5ky vs Chomsky

Une création de Sandra Rodriguez. À l’Espace ONF de Montréal, jusqu’au 15 octobre.

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