Le dilemme canadien aux Philippines

Le nouveau président des Philippines, Ferdinand Marcos Jr., dit Bongbong, fils de l’ex-dictateur de ce pays de l’Asie du Sud-Est, est devenu nouveau partenaire d’Ottawa dans la région. 
Photo: Andrew Harnik Associated Press Le nouveau président des Philippines, Ferdinand Marcos Jr., dit Bongbong, fils de l’ex-dictateur de ce pays de l’Asie du Sud-Est, est devenu nouveau partenaire d’Ottawa dans la région. 

Le passage s’est fait en coup de vent, mais il a été remarqué. Après une escale à Séoul, en Corée du Sud, la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a posé la diplomatie canadienne quelques jours à Manille cette semaine pour y rencontrer, entre autres, le nouveau président des Philippines, Ferdinand Marcos Jr., dit Bongbong, fils de l’ex-dictateur de ce pays de l’Asie du Sud-Est, devenu nouveau partenaire d’Ottawa dans la région.

Or, si cette rencontre, inscrite dans la stratégie indo-pacifique du gouvernement fédéral, vient cristalliser un nouveau dialogue entre le Canada et les Philippines, sur les questions sécuritaires qui préoccupent désormais cette région du globe, elle place aussi le Canada face à un important dilemme.

C’est que le nouveau président entretient toujours, en coulisses, un régime de violation des droits de la personne. Des pratiques héritées de ses prédécesseurs, y compris du temps de son père, et qui, un an après son arrivée à la Malacañang, le siège du pouvoir exécutif philippin, persistent, malgré les apparences et les rencontres détendues qu’il multiplie avec les leaders du monde libre — il était à Washington avec Joe Biden au début du mois — pour tenter de changer l’image et laver le nom de sa famille.

« Nous sommes devant un gouvernement à deux faces, laisse tomber Cristina Guevara, une militante pour la défense des droits civils, rencontrée il y a quelques jours par Le Devoir à Manille. D’un côté, Bongbong se pose en défenseur des droits de la personne et du combat contre les inégalités sociales lors de ses voyages à l’étranger. Mais dans les faits, depuis un an, sous sa présidence, les violations n’ont pas cessé. Elles se maintiennent même à un rythme et à un niveau aussi soutenus qu’avant. »

Opposants en prison

 

La mathématique ne joue pas en faveur du nouveau président, élu en mai 2022. Depuis juillet dernier, 40 nouveaux opposants ont été jetés en prison, portant à 749 le nombre de prisonniers politiques actuellement dans les geôles du pays, selon les dernières données compilées par Karapatan, un groupe de défense des droits de la personne aux Philippines.

Sous la présidence de Marcos fils, 27 assassinats extrajudiciaires, 187 arrestations sans détention et 747 345 cas d’intimidation, de harcèlement ou de menace de citoyens par les autorités ont été recensés.

« Le portrait que Bongbong essaie de dresser de lui-même et des droits de la personne aux Philippines n’est pas soutenu par les faits, dit Tinay Palabay, secrétaire générale de Karapatan, elle-même la cible depuis des années durégime pour son militantisme. Mais comme il a réussi à tromper les Philippins en réécrivant l’histoire de sa famille pour se faire élire, il arrive désormais à tromper le reste du monde sur la manière dont il aborde la question du respect des droits de ces citoyens. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir «Le portrait que Bongbong essaye de dresser de lui-même et des droits de la personne aux Philippines n’est pas soutenu par les faits, dit Tinay Palabay, secrétaire générale de Karapatan, elle-même la cible depuis des années du régime pour son activisme.

Côté pile, le 13 mai dernier, les Philippines ont cherché à faire bonne figure en acquittant l’ex-sénatrice Leila De Lima, figure forte de l’opposition à l’ex-président Roberto Duterte, qui fait face à plusieurs accusations pour trafic de drogue sur la base de preuves inventées. Il lui reste une dernière cause à gagner avant de retrouver la liberté, après six ans d’emprisonnement.

Mais, côté face, le gouvernement de Marcos fils a fait appel en février dernier de la décision prise par la Cour pénale internationale (CPI) au début de l’année de reprendre son enquête sur les exécutions extrajudiciaires et les violations des droits perpétrées, entre autres, de 2011 à 2016 dans la région de Davao, lorsque Roberto Duterteétait le maire de la ville. Ces crimes commis par centaines se sont produits durant une guerre lancée par le populiste contre les trafiquants de drogue et se sont poursuivis partout au pays sous sa présidence. Les Philippines se sont retirées en 2019 de la CPI.

« Avec Bongbong, nous sommes dans la continuité plus que dans la rupture, résume en entrevue Lisa Ito-Tapang, du collectif Concern Artists of the Philippines (CAP), dans les bureaux du Collège des beaux-arts de Manille, où elle enseigne. Pourtant, dans un monde idéal, il aurait pu, comme président, libérer les prisonniers politiques, lancer des enquêtes et assumer les responsabilités de l’État devant la justice internationale. À la place, les attaques se poursuivent contre les opposants, tout comme les campagnes visant à les discréditer. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir «Le mur de liberté» du Collège de beaux-arts de Manille où Lisa Ito-Tapang, du collectif Concern Artists of the Philippines (CAP), enseigne autant l’expression artistique que le développement d’une pensée critique face aux dérives de la société philippine.

Aux Philippines, on appelle ça le « red-tagging », l’étiquetage rouge, qui consiste à accuser publiquement les dissidents d’être des communistes, une menace métabolisée par le corps social depuis les années 1960 et qui renvoie à celle contre laquelle Ferdinand Marcos père a brandi sa loi martiale en 1972, faisant basculer le pays dans la dictature et les abus.

La semaine dernière, la Commission des droits de la personne des Philippines a une nouvelle fois dénoncé cette pratique, promue entre autres par le télévangéliste Apollo Quiboloy, une grande gueule du camp conservateur et allié de Marcos, sur les ondes de son réseau à saveur religieuse, Sonshine Media Network International (SMNI). Il y cite régulièrement les noms d’opposants et de journalistes, en vue de les faire taire. Et pas seulement d’un point de vue théorique.

« Climat insoutenable » pour les journalistes

Depuis l’arrivée de Bongbong au pouvoir, deux animateurs de radio de premier plan, Percy Lapid Mabasa et Rey Blanco, ont été assassinés après avoir défié le gouvernement Marcos et l’ancien gouvernement Duterte sur les droits de la personne, la protection des libertés fondamentales et la corruption. Le bilan sombre de Duterte est toujours bien défendu par Sara, sa fille, actuellement vice-présidente du pays.

Depuis 2021, cinq journalistes, dont Jesus Malabanan, correspondant de plusieurs médias et agences de presse, dont Reuters, ont ainsi perdu la vie, rapportait il y a quelques mois le Secrétariat d’État américain dans un rapport sur les libertés civiles aux Philippines.

« Le climat est de plus en plus insoutenable, dit Bobby Lagsa, ex-journaliste au quotidien Manila Standard. Beaucoup de gens quittent la profession, surtout dans les rares médias indépendants, fatigués des conditions de travail et des campagnes qui cherchent à les déshumaniser pour en faire des cibles faciles. »

« Les mécanismes de la propagande et de la répression, tout comme les personnes qui en étaient responsables sous Duterte, sont toujours là sous Marcos », assure Cristina Guevara, en soulignant que l’actuel conseiller à la sécurité du nouveau président, EduardoAño, avec qui Mélanie Joly s’est entretenue jeudi, a été ministre de l’Intérieur sous Duterte et ex-chef des Forces armées des Philippines. Il est accusé par les militants des droits de la personne d’avoir été derrière des centaines d’enlèvements de dissidents.

« Dans ce contexte, les accords de coopération que les pays occidentaux cherchent à établir avec les Philippines devraient être scrutés de près par les citoyens de ces pays puisque l’argent de leurs impôts vient soutenir un régimequi ne respecte pas les droits de la personne et qui continue de tuer des gens loin d’une justice indépendante et d’un réel État de droit. »

Des accords qui deviennent d’ailleurs un peu plus problématiques lorsqu’ils se jouent dans le cadre militaire, ajoute pour sa part Lisa Ito-Tapang.

Ottawa devrait annoncer dans les prochains jours la signature d’un protocole d’entente en matière de sécurité avec Manille.

« Les Philippines sont un pays en paix avec ses voisins, dit-elle. Les militaires de ce pays sont surtout déployés pour contrer les insurrections menées par le peuple philippin. » Manille doit composer depuis des années avec un mouvement indépendantiste au sud du pays. « Et donc, l’entraînement de cette armée et l’amélioration de son armement, qu’ils viennent du Canada, des États-Unis ou d’ailleurs, pourraient aussi finir par se retourner contre les habitants des Philippines. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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