Le dilemme démocratique de l’Ukraine

Le Canada se dit prêt à soutenir l’Ukraine, « avec d’autres partenaires internationaux », dans l’organisation de son prochain scrutin présidentiel, qui doit se tenir en théorie en mars 2024, a indiqué au Devoir le ministère des Affaires étrangères.

Une offre pour une aide qui va dépendre toutefois « de la décision du gouvernement » de Volodymyr Zelensky de tenir ces élections prévues par la Constitution ukrainienne. Et ce, dans un climat pour le moins complexe où la défense de la démocratie, qui se joue actuellement sur le champ de bataille, devrait également passer par les urnes, estiment plusieurs observateurs.

Votera, votera pas ? La question n’a toujours pas été tranchée par le président ukrainien, qui, au début du mois de septembre, s’est dit prêt à faire aller son pays aux urnes, en admettant dans la foulée que des obstacles « sécuritaires » risquaient de compromettre autant la tenue que la validité du vote.

« Pour nous, l’essentiel n’est pas d’organiser des élections, mais de faire en sorte que ces élections soient reconnues par le monde », a-t-il dit lors de la conférence annuelle Yalta European Strategy, qui s’est tenue à Kiev. « Parce que nous sommes un pays démocratique. C’est pour cela que nous nous battons. »

La guerre d’invasion lancée en février 2022 par le régime autocratique russe de Vladimir Poutine contre l’ex-république soviétique n’a pas seulement bouleversé le quotidien de millions d’Ukrainiens. Elle a également compromis le calendrier électoral, qui prévoit en octobre prochain des élections législatives suivies par un scrutin présidentiel en mars. Deux votes toujours hypothétiques, en raison de l’adoption de la loi martiale, qui suspend temporairement la tenue d’élections dans une Ukraine en guerre. Mais l’idée de ces scrutins est malgré tout tenue bien vivante par quelques défenseurs de la démocratie dans le monde.

C’est le cas de Tiny Kox, président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dont l’Ukraine est l’un des membres. Dans une entrevue datant de mai dernier, il a rappelé que « sans élections, la démocratie ne peut pas fonctionner correctement » et souligné que Kiev ne devait pas se faire dicter par « l’agresseur russe si et quand elle devait tenir ses élections ». Il a précisé que le Parlement ukrainien et le gouvernement avaient la possibilité de suspendre temporairement la loi martiale pour organiser un scrutin, mais a convenu que « ces élections, si elles [avaient] lieu, seraient extrêmement difficiles ».

« C’est une évidence », mentionne en entrevue au Devoir Maksym Yakovlyev, directeur du Département de relations internationales de l’Académie Mohyla de Kiev, l’université nationale ukrainienne, joint dans la capitale de l’ex-république soviétique. « Et la majorité des Ukrainiens comprennent qu’il est impossible d’organiser des élections en ce moment, pendant une guerre, à la fois pour des raisons de sécurité, mais aussi parce qu’il serait impossible d’avoir une véritable campagne électorale. »

Un terrain miné

 

Les obstacles sont nombreux. Depuis le début du conflit, près de 8 millions d’Ukrainiens ont pris le chemin de l’exil et vivent actuellement à l’étranger, dans des pays où Kiev n’a pas forcément les infrastructures nécessaires pour y tenir des votes à distance. Près de 20 % du territoire de l’Ukraine a été placé sous occupation russe, ce qui compromet l’accès aux urnes des milliers de personnes qui y vivent toujours.

Sans compter que les centaines de milliers de soldats qui combattent actuellement sur la ligne de front pour défendre la démocratie ukrainienne pourraient être paradoxalement exclus du processus électoral, en raison des difficultés de les rapprocher de bureaux de vote, mais aussi pour assurer la sécurité d’éventuels observateurs internationaux indépendants dans ces zones sous tension.

« Dans le climat de peur actuel, tenter d’organiser des élections serait contre-productif », affirme la politicologue spécialiste de l’Ukraine Oxana Shevel depuis l’Université Tufts, au Massachusetts. « Au lieu de renforcer la démocratie, cela viendrait surtout, en mettant en doute inévitablement la validité de tous résultats électoraux, déstabiliser la démocratie ukrainienne dans un moment précaire de son histoire. »

Malgré ce contexte peu favorable, Kiev reste ambivalent face à des élections, même imparfaites, mais qui pourraient facilement assurer la réélection de Volodymyr Zelensky. Sa popularité est élevée, plus d’un an après le début du conflit, mais ses appuis menacent aussi de s’affaiblir si la guerre devait s’éterniser et si les territoires occupés n’étaient pas repris, comme souhaité par la contre-offensive lancée cet été.

Le pouvoir ukrainien maintient également la conversation ouverte avec les États-Unis, mais aussi le Canada et d’autres pays occidentaux, sur une possible aide et contribution pour la tenue de ces scrutins, comme « nécessité » pour Volodymyr Zelensky de rappeler à ses partenaires internationaux son « attachement » à la démocratie pour laquelle l’Ukraine se bat, souligne au Devoir une source diplomatique qui parle toutefois de projets électoraux au destin prévisible. Pour le moment.

C’est qu’au-delà de la sécurité et de la fiabilité du scrutin, la question financière demeure aussi un obstacle majeur : en temps de paix, Kiev a besoin de 180 millions de dollars canadiens pour l’organisation d’une élection. Une somme qui, en période de guerre, pourrait servir à acquérir des armes plutôt qu’à chercher à maintenir la légitimité d’un gouvernement. Même si la population aspire à du changement.

Un sondage mené en mai et juin derniers par l’Institut international de sociologie de Kiev a révélé que 69 % des Ukrainiens souhaitent un nouveau Parlement… après la guerre, toutefois. Puis, 47 % veulent un nouveau gouvernement, alors que 23 % voudraient un autre président.

« Le peuple ukrainien ne s’attend pas à avoir des élections, ni en octobre ni l’an prochain », dit Maksym Yakovlyev. « La blague qui court en ce moment est que, si cela devait se produire, cela nous rendrait semblables aux Russes avec leurs faux référendums et leurs fausses élections. Eux se moquent du processus électoral, alors que nous, nous avons une bonne idée de sa valeur et surtout de la manière de le respecter. »

Plus de 90 % des Ukrainiens se portent à la défense du régime démocratique dans leur pays et veulent une démocratie fonctionnelle, rappelle Oxana Shevel. « Plus tôt l’Ukraine pourra repousser l’agression russe, plus tôt les élections vont pouvoir avoir lieu », dit-elle en évoquant, bien avant du soutien pour tenir des élections en temps de guerre, la nécessité à la place d’« une aide militaire occidentale accrue à l’Ukraine » pour rapprocher le pays « d’élections libres et légitimes ».



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