«The Long Goodbye»: adieu l’ami

Dans « The Long Goodbye », Elliott Gould incarne Philip Marlowe. En critiquant L.A. par l’entremise de ce protagoniste décalé, c’est cependant à toute l’Amérique que s’en prenait le cinéaste Robert Altman.
Photo: MGM United Artists et Lionsgate Dans « The Long Goodbye », Elliott Gould incarne Philip Marlowe. En critiquant L.A. par l’entremise de ce protagoniste décalé, c’est cependant à toute l’Amérique que s’en prenait le cinéaste Robert Altman.

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

En pleine nuit, Philip Marlowe est réveillé par son chat affamé. Or, l’animal ne mange qu’une seule marque de nourriture, et le détective privé n’en a plus. Après avoir en vain tenté de convaincre le félin de se sustenter avec une autre variété, Marlowe sort dans la nuit pour satisfaire l’animal. En apparence anecdotique, cette séquence d’ouverture du film The Long Goodbye (Le privé), sorti il y a 50 ans, nous renseigne illico sur la nature du protagoniste : s’il est prêt à se donner tout ce mal pour son chat, sans doute est-il du genre à se fendre en quatre pour ses amis. Et de fait, lorsque Lennox, un vieux pote, débarque et lui demande une immense faveur, Marlowe accepte sans poser de questions. Mal lui en prend.

Tiré de ce que Raymond Chandler considérait comme son meilleur roman, The Long Goodbye fut scénarisé par Leigh Brackett, qui avait déjà adapté The Big Sleep (Le grand sommeil), où Humphrey Bogart incarnait Marlowe. La scénariste opta cette fois pour une adaptation très libre.

Dans une entrevue consignée dans le recueil Backstory 2. Interviews with Screenwriters of the 1940s and 1950s, Brackett résume : « Le temps avait passé ; cela faisait une vingtaine d’années que le roman avait été écrit, et le détective privé comme tel était devenu un cliché. C’était devenu drôle. »

Robert Altman et elle convinrent en outre de transposer l’action des années 1950 au présent, en l’occurrence les années 1970.

« Chandler a utilisé Marlowe pour commenter son époque, alors j’ai pensé que ce serait un exercice stimulant de l’utiliser à mon tour pour commenter notre époque actuelle », déclara le cinéaste lors de la sortie, des propos que rapporte Daniel O’Brien dans son ouvrage Robert Altman. Hollywood Survivor.

C’est comme si Philip Marlowe avait dormi pendant vingt ans, et se réveillait dans un monde devenu « aigre, dur, et plus cynique », dixit O’Brien.

Comme l’avait d’emblée compris Leigh Brackett, le noble détective privé d’antan était devenu un anachronisme. Une réalité qu’Altman décida d’amplifier en faisant conduire à Marlowe une Lincoln Continental 1948 et en faisant de lui le seul fumeur à la chaîne dans ce Los Angeles des années 1970 obsédé par les modes de vie sains.

Un aimable imbécile

En critiquant L.A. par l’entremise de ce protagoniste décalé, c’est cependant à toute l’Amérique que s’en prenait le cinéaste. L’infâme guerre du Vietnam perdurait, tandis qu’à la Maison-Blanche, Richard Nixon s’accrochait au pouvoir alors qu’enflait le scandale du Watergate. Comme Altman le confia au magazine Film Comment en 1974 : « Il est vrai que mon Marlowe est dénué de l’héroïsme des précédents Marlowe du cinéma […] Je suppose que j’ai beaucoup d’affection pour les imbéciles. Je me considère moi-même comme un imbécile. Les seules personnes pour lesquelles on peut éprouver de l’affection sont les imbéciles. C’est une question de confiance : si on ne fait pas confiance, alors l’affection n’est pas possible. Je pense qu’être un imbécile est la seule façon d’être. Je ne pense pas que Nixon soit un imbécile. »

Voilà qui dit tout.

Irrévérencieux, satirique, The Long Goodbye était certain de déplaire aux puristes de Chandler autant qu’aux cinéphiles préférant le film noir, comment dire, noir. Pastels délavés, fini éthéré : le look privilégié par Robert Altman et le directeur photo Vilmos Zsigmond est à des lieues de la facture classique du cinéma noir.

Ce rendu particulier fut obtenu par un procédé risqué : le post-flashing, qui consiste à exposer le négatif à une quantité variable de lumière avant le développement. Dans une analyse que le magazine American Cinematographer consacra au film en 2019, on évoque un résultat « esthétiquement excitant ».

Excitant n’est toutefois pas un qualificatif convenant au déroulement du film : c’est voulu. Comme le relève Daniel O’Brien dans son ouvrage : « Renonçant au rythme rapide et implacable typique de nombreux films de détective privé, Altman laisse les événements se dérouler de manière plus mesurée, au diapason de l’attitude en apparence décontractée de son Marlowe. Marlowe obtient les réponses qu’il veut, mais il est plus qu’heureux d’attendre son heure. »

Sur le thème de Chandler

Bref, lorsqu’il prit l’affiche en mars 1973, The Long Goodbye se planta. Comme souvent avec les films d’Altman, leur brio — voire leur génie dans ce cas-ci — ne fut reconnu que plus tard. L’influence iconoclaste de The Long Goodbye estperceptible dans Jackie Brown, de Quentin Tarantino, Out of Sight (Loin des regards), de Steven Soderbergh, Inherent Vice (Vice caché), de Paul Thomas Anderson…

Le film est désormais considéré comme l’un des meilleurs du réalisateur de Nashville, The Player (Le meneur) et Short Cuts (Chassés-croisés).

À titre d’exemple, Murielle Joudet en parlait en ces termes dans Les Inrockuptibles, en 2017 : « Un film noir languide dans un Los Angeles insomniaque peuplé de freaks. Une splendeur. »

Pauline Kael, du New Yorker, fut l’une des rares critiques américaines à adorer le film sur-le-champ : « Robert Altman est d’un seul tenant, mais il est compliqué. Vous ne pouvez jamais prédire ce qui s’en vient dans le film ; sa plénitude émane de quelque part au-delà de la raison […] Altman propose des variations sur le thème de Chandler de la même manière que la partition de John Williams offre des variations du thème principal, qui se fait tendre ballade dans une scène, puis marche funèbre dans la suivante », écrivait-elle en 1973.

Il est vrai que mon Marlowe est dénué de l’héroïsme des précédents Marlowe du cinéma […] Je suppose que j’ai beaucoup d’affection pour les imbéciles. Je me considère moi-même comme un imbécile. Les seules personnes pour lesquelles on peut éprouver de l’affection sont les imbéciles.

 

Kael vise juste en parlant de « variations sur le thème de Chandler ». Aussi tortueuse soit-elle, l’intrigue paraît en effet presque secondaire. Lennox est soupçonné d’avoir tué sa femme, mais la découverte de son cadavre accompagné d’une note de suicide clôt rapidement l’affaire aux yeux de la police. Marlowe refuse de croire à la culpabilité de son ami et poursuit l’enquête, mais encore là, ses diverses rencontres (y compris avec un tout jeune Arnold Schwarzenegger !) semblent ne mener nulle part. Lorsque son chat disparaît, on est comme secoué d’une espèce de torpeur, le film s’apparentant volontiers à un songe.

Dans l’entrevue à Film Comment, Altman opine avec humour : « On pourrait dire que le vrai mystère de The Long Goodbye est de savoir où est passé le chat de Marlowe. »

Amitié trahie

Ce qui n’empêche pas le cinéaste de poursuivre des desseins sérieux. Dans Robert Altman. Interviews, de David Sterritt, le cinéaste est sans équivoque (avis de divulgâcheur) : « Mon intention dans The Long Goodbye était que le plus grand crime qui puisse être commis contre Philip Marlowe, qui est un romantique, soit que son ami l’ait trompé. »

Cela, pendant que dans la vraie vie, le président Nixon « trompait » la nation, serait-on tenté d’ajouter.

Dans le film, Marlowe atteint son point de saturation lorsqu’il fait face à la trahison de Lennox, qui l’a manipulé et a feint sa propre mort. Lors de l’ultime échange entre les deux hommes, Lennox raille : « Tu n’apprendras jamais : tu es un perdant-né. »

Ce à quoi Marlowe rétorque, en une réplique finale devenue célèbre : « Ouais. J’ai même perdu mon chat. »

Et bang ! Le privé envoie le faux frère dormir du proverbial grand sommeil. Cette conclusion, qui choqua en 1973 puisque Marlowe n’agit pas de la sorte dans le roman, ne secoue pas davantage, avec le recul, que ladite perte du matou, en amont.

Car en s’enfuyant malgré les petits soins de son maître aimant, le félin se sera révélé aussi fourbe que Lennox. Et cette trahison-là est, au fond, quasiment plus cruelle. De fait, qu’espérer d’un monde dans lequel on ne peut même pas se fier à son chat adoré ?

Le film The Long Goodbye est proposé en VSD sur la plupart des plateformes.

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