«Rope»: le gai suspense d’Hitchcock a 75 ans

Les deux meurtriers, Phillip Morgan (Farley Granger) et Brandon Shaw (John Dall), discutent avec leur ancien professeur Rupert Cadell (James Stewart, au centre), qui ne tarde pas à se poser des questions.
Universal Pictures Les deux meurtriers, Phillip Morgan (Farley Granger) et Brandon Shaw (John Dall), discutent avec leur ancien professeur Rupert Cadell (James Stewart, au centre), qui ne tarde pas à se poser des questions.

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Lorsque le nom d’Alfred Hitchcock est évoqué, les titres se bousculent : Rebecca, Notorious (Les enchaînés), Rear Window (Fenêtre sur cour), Vertigo (Sueurs froides), North by Northwest (La mort aux trousses), Psycho (Psychose), The Birds (Les oiseaux)… Les chefs-d’oeuvre ne manquent pas. Sorti en août 1948, il y a 75 ans, Rope (La corde) est en revanche rarement cité. Le maître du suspense lui-même n’en était pas fou. Pourtant, ce récit de meurtre est unique dans sa filmographie. Tour de force technique visant à donner l’impression d’un seul plan ininterrompu, Rope possède, outre sa nature expérimentale, des accents gais et philosophiques qui rendent compte d’une immense audace.

Dans leur chic appartement new-yorkais, deux jeunes hommes, Brandon (John Dall) et Phillip (Farley Granger), étranglent à l’aide d’une corde David (Dick Hogan), un ancien camarade d’université. Qualifiant ce meurtre d’oeuvre d’art, ils sont convaincus de faire là la démonstration de leur supériorité intellectuelle, sociale et morale. Cela, en lien avec le concept de surhomme développé par Nietzsche.

Leur forfait accompli, ils dissimulent le corps dans un coffre. Enhardi par son « crime parfait », le duo donne dans les minutes suivantes une réception en plaçant ledit coffre bien à la vue. Un de leurs invités, un professeur qui les initia jadis à Nietzsche (James Stewart), ne tarde cependant pas à se poser des questions. Et monte la tension !

Comme l’explique Andrew McGowan dans un essai publié par Collider : « Le suspense croissant du film vient uniquement du dialogue et de l’ironie dramatique, car le public sait que le corps est juste hors de vue des invités. Parce que tout se passe dans l’appartement, les spectateurs ne peuvent jamais trop s’éloigner de ce savoir, ce qui rend l’expérience constamment troublante et de plus en plus claustrophobe. »

Faux mouvement

 

Basé sur une pièce de Patrick Hamilton de 1929, Rope était le premier de ses films pour lequel Hitchcock portait également le chapeau de producteur. C’était aussi son premier film tourné en couleur. Sachant cela, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne se facilita pas la tâche.

Dans l’ouvrage phare que François Truffaut lui consacra, Hitchcock résume : « La pièce se jouait dans le même temps que l’action, c’était continu, du lever de rideau jusqu’au rideau baissé, et je me suis demandé : “Comment est-ce que je peux techniquement filmer cela dans une démarche similaire ?” La réponse, c’était évidemment que la technique du film serait également continue et que l’on ne ferait aucune interruption à l’intérieur d’une histoire qui commence à 19 h 30 et se termine à 21 h 15. Alors j’ai conçu cette idée un peu folle de tourner un film qui ne constituerait qu’un seul plan. »

Or, avec la technologie d’alors, il était impossible de tourner l’entièreté du film en un seul plan (l’avènement des caméras numériques changerait cela). Afin de simuler un mouvement de caméra ininterrompu, Hitchcock mit au point 10 plans-séquences d’une durée de 5 à 10 minutes chacun, 10 minutes correspondant à la longueur de pellicule disponible dans une bobine de film.

« Nous avions construit un décor d’appartement qui comprenait l’entrée, le living-room et une partie de la cuisine. Derrière la fenêtre qui laissait découvrir New York, nous avions un arrière-plan de maquette construite dans une forme semi-circulaire à cause des mouvements de caméra ; cet arrière-plan de maquette occupait une surface trois fois plus grande que celle du décor lui-même, à cause de l’effet de perspective », poursuit le cinéaste, qui révèle en outre que de faux nuages étaient savamment, et individuellement, déplacés dans le ciel factice de manière à renforcer l’illusion.

Pour le compte, tout dans cette production relevait de la chorégraphie, à commencer par les déplacements de la caméra (spécialement modifiée pour obtenir plus de souplesse). Hitchcock planifiant toujours méticuleusement tout en amont, le tournage fut complété en 18 jours (sans compter 10 jours de répétition). Il n’empêche, des imprévus survinrent. À Truffaut, Hitchcock décrit, non sans humour, les aléas d’un tel pari.

« On circule dans le living-room, et le dialogue commence, on pénètre dans la cuisine, les murs s’escamotent, les lumières s’élèvent, c’est notre première prise de la première bobine et j’ai tellement peur que je peux à peine regarder ; nous en sommes à la huitième minute de prises de vues consécutives, la caméra panoramique lorsque les deux meurtriers retournent vers le coffre et il y a là… un électricien qui se tient debout ! La première prise était fichue. »

À propos de murs escamotables, il faut savoir que tous les meubles du décor étaient montés sur roulettes, y compris le sinistre coffre.

 

Les amants criminels

D’ailleurs, dans le film, le cadavre du pauvre David n’est pas le seul « éléphant dans la pièce » : l’autre tient au fait que Brandon et Philip forment manifestement un couple. Ce sous-texte gai ajoute au pouvoir de fascination de Rope.

« Une partie de cette lecture peut être imputée à l’homosexualité réelle des acteurs John Dall et Farley Granger, ainsi qu’à celle du scénariste de Rope, Arthur Laurents. Néanmoins, cette lecture a du mérite dans le film seul, et cela rend l’histoire d’autant plus crédible. Si Brandon et Phillip sont partenaires, la tension est encore plus grande, car la découverte de leur culpabilité ruinerait non seulement leur vie, mais aussi leur relation. Cela rend l’anxiété entre les deux plus aiguë, et leur éloignement progressif l’un de l’autre tout au long de la soirée, beaucoup plus conséquent. Enfin, cela confère au film un côté “risqué” additionnel, l’homosexualité étant considérée comme un tabou majeur à l’époque », note Andrew McGowan dans son essai.

À cet égard, il ne faudrait pas croire que la censure américaine fut dupe. Dans l’ouvrage de Vito Russo The Celluloid Closet: Homosexuality in the Movies, on apprend par exemple que le Hays Office, chargé de promouvoir les « bonnes moeurs » dans les films américains, exigea le retrait de certains échanges entre les protagonistes, les qualifiant de « dialogues homosexuels ».

Nous voulions Cary Grant pour le professeur et Montgomery Clift pour l’un des garçons, et ils ont tous deux refusé pour la même raison : leur image. Ils pensaient qu’ils ne pouvaient pas courir ce risque. Finalement, John Dall et Farley Granger ont joué les garçons, et ils étaient très conscients de ce qu’ils faisaient.

Dans Celluloid Closet, le scénariste Arthur Laurents confie ceci : « Nous n’avons jamais discuté, Hitch et moi, pour savoir si les personnages de Rope étaient homosexuels, mais je pensais que c’était évident. Je suppose que ce l’était pour lui aussi, mais cela n’a jamais été évoqué avant que nous n’en arrivions à la distribution des rôles. Nous voulions Cary Grant pour le professeur et Montgomery Clift pour l’un des garçons, et ils ont tous deux refusé pour la même raison : leur image. Ils pensaient qu’ils ne pouvaient pas courir ce risque. Finalement, John Dall et Farley Granger ont joué les garçons, et ils étaient très conscients de ce qu’ils faisaient. »

Subtilité et avant-gardisme

 

Si la critique se montra tiède, le public, lui, fut assez nombreux pour faire du film un succès commercial. À ce jour, une aura d’ambivalence continue d’entourer Rope.

En 1984, lors d’une ressortie du film, Roger Ebert ne lui accorda que 2 étoiles sur 4, mais précisa que Rope « reste l’une des expériences les plus intéressantes jamais tentées par un grand réalisateur ».

Plus enthousiaste, Andrew McGowan conclut dans son essai, en 2023 : « Non seulement Rope mérite des éloges techniques par-delà ses prises prolongées, mais l’histoire soulève des questionnements philosophiques et démontre les affinités d’Hitchcock avec une subtilité avant-gardiste. »

Tous deux ont raison.

 

Le film Rope est disponible en VSD sur les grandes plateformes, dont iTunes et YouTube.

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