«Primary Colors»: des hommes de déshonneur

John Travolta, Emma Thompson et Adrian Lester dans « Primary Colors » de Mike Nichols
Photo: Universal Pictures John Travolta, Emma Thompson et Adrian Lester dans « Primary Colors » de Mike Nichols

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

C’est l’histoire d’un politicien charismatique et « près des gens ». Sauf qu’avec la gent féminine, cela devient parfois trop littéral. Les médias se délectent, sa carrière est compromise, mais son épouse reste à ses côtés. C’est là une situation aussi vieille que la politique. Dans le roman à clés Primary Colors (Couleurs primaires), on assiste à la dissection de l’un des plus célèbres cas d’espèce en la matière : Bill Clinton, rebaptisé Jack Stanton. Mike Nichols en réalisa une adaptation promise à un gros succès. Ce fut plutôt un échec, car à la sortie du film en mars 1998, la réalité avait dépassé la (pseudo) fiction. Vous avez dit Monica Lewinsky ?

Recul aidant, le film s’impose pourtant comme l’un des meilleurs drames politiques américains.

Journaliste chevronné, Joe Klein recourut au pseudonyme « Anonymous » pour son récit à peine déguisé des primaires démocrates en vue de la campagne présidentielle de 1992, telles que vécues dans le clan Clinton. Ce fut l’évènement littéraire de 1996.

À l’issue d’un entretien téléphonique avec le mystérieux auteur, Mike Nichols, rare cinéaste membre du club sélect des EGOT (artistes cumulant un ou plusieurs prix Emmy, Grammy, Oscar et Tony), acquit les droits d’adaptation.

Pour le réalisateur du chef-d’œuvre The Graduate (Le lauréat), le thème central de Primary Colors était l’honneur. À l’émission de Charlie Rose, il expliqua à l’époque : « J’ai depuis longtemps cette théorie selon laquelle l’honneur est l’un des sujets préférés du cinéma. Quand vous pensez à ces films qu’on aime, Lawrence of Arabia (Laurence d’Arabie), ou Casablanca, le thème, la colonne vertébrale de ces films, c’est l’honneur, et la définition qu’on s’en fait. »

Grand admirateur de l’actrice anglaise Emma Thompson, tout juste auréolée d’un deuxième Oscar pour son scénario de Sense and Sensibility (Raison et sentiments), et qu’il retrouverait ultérieurement sur Wit (Bel esprit) et Angels in America, le réalisateur lui offrit le rôle de Susan Stanton, l’épouse trompée.

À ce propos, l’étude matrimoniale en toile de fond de Primary Colors permettait à Nichols d’explorer plus avant des préoccupations déjà abordées dans Heartburn (La brûlure), dans lequel Nora Ephron, autrice du roman et du scénario autobiographiques, revenait sur sa difficulté à quitter son mari volage.

En entrevue aux Golden Globes en marge de la première de Primary Colors, Emma Thompson soutenait à cet égard : « Le mariage en tant qu’institution n’a pas été inventé afin de garder les hommes fidèles, mais afin de garder les femmes dans les limites du patriarcat. »

D’emblée, Thompson affirma sa volonté de ne pas imiter Hillary Clinton (elle dira plus tard s’être inspirée de Cherie Blair, l’épouse du premier ministre britannique Tony Blair). À l’inverse, John Travolta, alors au faîte de son second âge d’or post-Pulp Fiction, se transforma en Bill Clinton, des cheveux poivre et sel au timbre de voix, et cetera.

Obsession et hypocrisie

Comme dans son précédent The Birdcage (La cage de ma tante), une adaptation, mine de rien, très politique de la pièce et du film français La cage aux folles, dans Primary Colors, Nichols se montre critique vis-à-vis des médias et du public, dénonçant l’obsession des premiers pour les scandales sexuels, et l’hypocrisie du second sur la question.

À un moment, une attachée politique de Jack Stanton argue : « Hitler resta fidèle à Eva Braun. Est-ce que ça fait de lui un homme meilleur ? »

Au-delà du point Godwin, la question, absente du bouquin, se pose. Elle émane en l’occurrence de la scénariste Elaine May (nommée à l’Oscar du scénario adapté). Réalisatrice, scénariste et « script-doctor » (ou « réparatrice de scénarios ») la plus courue de Hollywood, May forma avec Nichols un duo comique mythique dans les années 1950.

Dans la biographie de Mark Harris Mike Nichols : A Life, la scripte Mary Bailey décrit l’étroite collaboration qui régnait entre les vieux complices sur le plateau de Primary Colors :

« Chaque matin, ils se racontaient l’histoire du film […] S’ils ne se souvenaient pas de quelque chose, c’était un drapeau rouge — une scène qui devait être récrite ou un point de l’histoire qui n’était pas au bon endroit. Pour eux, c’était un exercice leur permettant d’avoir à la fois une vue détaillée et une vue d’ensemble. »

De fait, la construction narrative est d’une limpidité exemplaire. Prenez, par exemple, ce prologue et cet épilogue, celui-ci absent du livre, consacrés à l’art et à la symbolique des différentes poignées de mains de Jack Stanton : ils se font parfaitement écho.

Idéalisme et pragmatisme

Bien avant que le film prît l’affiche (et que le président Clinton jurât n’avoir pas eu de relations sexuelles avec Monica Lewinsky), des articles attaquant la production furent publiés, souvent écrits par des collègues d’un Joe Klein percé à jour dans l’intervalle.

Interrogée dès 1997 sur la complaisance alléguée du film par rapport au président Clinton, Ann Stavola, du studio Universal, rétorqua à la journaliste politique du New York Times Maureen Dowd :

« Mike poursuit des questions plus importantes. Le rôle des médias, les relations ethniques, jugeons-nous nos politiciens avec un microscope moral plus élevé… ? »

Le mariage en tant qu’institution n’a pas été inventé afin de garder les hommes fidèles, mais afin de garder les femmes dans les limites du patriarcat

 

Pour mémoire, le film et le livre sont racontés du point de vue d’Henry Burton (Adrian Lester), petit-fils d’un héros de la lutte pour les droits civiques, personnage en partie basé sur George Stephanopoulos, directeur des communications du clan Clinton pendant la présidentielle de 1992. Novice, Henry est tiraillé entre idéalisme et pragmatisme. Quoique… À son ex, une journaliste pour la publication militante fictive Black Advocate qui l’accuse d’avoir vendu son âme, Henry réplique, et c’est propre au scénario :

« Je sais faire la différence entre un homme qui croit en ce que je crois et ment pour être élu… et un homme qui s’en contrefout. Je choisis le menteur. »

La conscience du récit

Devant les « scènes de la vie politique » que nous sert le couple Stanton, glaçantes de froid calcul, on peine à discerner cette complaisance péremptoirement évoquée. On songe — avis de divulgâcheurs — à la séquence où Libby Holden (Kathy Bates, électrisante), amie fidèle du couple et experte en gestion de crise, leur apprend que le concurrent de Jack eut jadis une relation homosexuelle secrète.

Dans son for intérieur, Libby espère que les Stanton, qu’elle idolâtre et protège, refuseront d’utiliser cette information. C’est un test. Or, sitôt finie la lecture du rapport de Libby, Jack consulte Susan, qui énumère sans hésiter les journaux auxquels il serait le plus pertinent de couler l’information sans que l’odieux rejaillisse sur eux.

Libby, qui est lesbienne, représente la conscience du film. Tragique en soi, son suicide subséquent est d’autant plus lourd de sens.

Dans un portrait que le New Yorker consacra en 2000 à Mike Nichols, qui y est qualifié de « réalisateur de réalisateurs » pour sa technique cinématographique virtuose mais peu voyante, Steven Spielberg prit en exemple cette composition de Kathy Bates. Celle-ci illustrait, selon lui, sans équivoque le don de son mentor pour obtenir systématiquement « les meilleures performances ».

Nommée à l’Oscar de soutien pour ce rôle, Kathy Bates relata à cet effet à Mark Harris : « Je savais que [Libby] était gaie, mais je pensais qu’elle était déçue parce que les Stanton se révèlent cupides et vicieux. Je n’ai pas creusé davantage, jusqu’à ce que Mike me dise :  “C’est personnel pour elle. Elle est gaie. Leur comportement est une trahison de qui elle est.” Soudain, tout s’est éclairé. »

Et 25 ans plus tard, tout s’éclaire encore. Ainsi, en dévoilant l’absence de scrupule — et donc d’honneur — des Stanton, le film fait la démonstration implacable que si on a les politiciens qu’on mérite, c’est parce que, à l’instar du narrateur à l’idéalisme fluctuant, ce sont ceux-là qu’on « choisit ».

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